Les élections européennes auront lieu le dimanche 9 juin 2024. À l’approche de ce rendez-vous important, les évêques de huit diocèses de l’Euregio (l’archevêché du Luxembourg, le diocèse de Trèves en Allemagne, les diocèses de Metz, Verdun, Nancy et Toul, l’évêque émérite de Troyes, ainsi que les diocèses de Liège et Namur en Belgique) ont souhaité partager à leur frères et sœurs européens leur convictions et leurs préoccupations.
Chers Frères et Sœurs,
En tant qu’évêques de différents diocèses frontaliers d’Europe de l’Ouest, membres d’un groupe que nous avons baptisé “Euregioˮ, nous sommes conscients de l’enjeu que représentent, pour l’avenir dans l’Union européenne, les élections qui auront lieu le 9 juin 2024. C’est pourquoi nous avons voulu nous adresser à vous, nos frères et sœurs européens, pour vous partager nos convictions et nos préoccupations. Partant de l’histoire européenne, de ses points forts et de ses crises, nous relèverons quelques valeurs essentielles de l’Europe et formulerons un projet européen à développer pour donner un souffle nouveau à l’Europe. Puis nous verrons les moyens à mettre en œuvre et comment les appliquer aux élections prochaines.
Partie I. l’histoire européenne : diversité et unité
Les Européens doivent considérer ce qu’ils ont reçu de leur histoire et ce qu’ils en ont fait, pour utiliser au mieux les ressources et les capacités dont ils disposent aujourd’hui.
- une diversité des peuples
Tout au long de l’histoire, les peuples de l’Europe se sont trouvés gratifiés de qualités remarquables. Les Romains nous ont donné leur langue et, avec elle, leurs lois écrites et les trésors d’une civilisation empreinte de l’intelligence des Grecs. Le judaïsme a créé un réseau de solidarité culturelle et spirituelle qui ouvrait ses portes à l’Orient et à l’Afrique. La migration des Germains dans l’Empire romain au IVe siècle a provoqué en Europe la superposition de deux cultures, latine et germanique, puis leur intégration mutuelle grâce à la christianisation, en particulier celle des Francs après le baptême de Clovis (498). Cela a produit l’introduction d’un nouvel ordre politique, base des États actuels, suite au traité de Verdun (843), qui divise en trois l’empire de Charlemagne, le “père de l’Europeˮ, comme on l’appelait. L’arrivée des Slaves au IXe siècle a suscité un nouveau pôle culturel en Europe de l’Est et contribué à créer une Europe à deux poumons, comme disait le pape saint Jean-Paul II. L’Évangile du Christ est venu apporter un ciment spirituel au Moyen Âge, entre ces cultures diverses, et ouvrir la population, avec une exigence nouvelle, au respect de chaque personne, au service des faibles et à une espérance sans limite. L’islam a apporté l’algèbre, les chiffres arabes, l’ouverture à la culture arabe et la relation avec l’Asie par la Route de la soie. Que faire de tout cela pour que l’Europe respire à pleins poumons aujourd’hui ?
2. Une culture européenne
L’Europe s’est créée une unité spirituelle et culturelle de manière diversifiée. Pensons aux abbayes inspirées par la règle de saint Benoît et implantées sur tout le continent, aux grandes foires du Moyen Âge qui mettaient en route beaucoup d’hommes et de femmes allant offrir leurs productions en d’autres points de l’Europe, aux universités entre lesquelles les étudiants et les enseignants se déplaçaient facilement ; pensons aux cathédrales gothiques qui marquent le paysage européen en attestant une grande familiarité architecturale entre les divers pays, aux œuvres musicales polyphoniques et symphoniques qui se diffusaient en se jouant des frontières, à l’usage généralisé du latin comme langue de communication intellectuelle et religieuse : ce sont tous des marqueurs d’une unité qui a traversé le temps et l’histoire. Même si c’est parfois avec peine, ils transcendent les histoires de rivalités entre peuples, les ambitions d’expansion dans le monde, les exploitations et les colonisations suscitées, en particulier par la Révolution industrielle.
3. L’établissement de la paix
Les deux Guerres mondiales, 1914-1918 et 1939-1945, ont semé la ruine et la désolation sur le continent européen et sur le reste de la planète. Le génocide des Juifs, la Shoâh, entraînant six millions de morts, et les nombreuses victimes de la Seconde Guerre mondiale parmi les populations de tous les pays ont montré jusqu’à quelle atrocité la guerre pouvait mener. Suite à cette tragédie et quelques mois après la mise en place du Conseil de l’Europe, l’Union européenne a été fondée pour la paix, sous la forme de la CECA (Communauté européenne du charbon et de l’acier), née en 1951. Cette construction a été élaborée par le vénérable Robert Schuman, Konrad Adenauer, Alcide De Gasperi et Paul-Henri Spaak et définie par le Traité de Rome le 25 mars 1957. En effet, il apparaissait clairement, au sortir de la guerre 1939-1945, qu’il ne fallait pas humilier les vaincus. On ne doit pas oublier l’élan historique qu’a donné la déclaration de Robert Schuman du 9 mai 1950 : « La paix mondiale ne saurait être sauvegardée sans des efforts créateurs à la mesure des dangers qui la menacent. La contribution qu’une Europe organisée et vivante peut apporter à la civilisation est indispensable au maintien des relations pacifiques. » Ces solidarités ont fait naître une réalité politique inédite, conjuguant l’appartenance de chaque peuple d’Europe à une communauté nationale et l’adhésion libre de chaque nation à un pacte de solidarité entre elles toutes. Ce pacte est assorti d’obligations qui s’imposent à des partenaires volontaires et se trouve fondé sur un socle de valeurs partagées visant à construire une unité par-delà les diversités de chacune de ces nations. Ce pacte a voulu intégrer ces diversités au bénéfice d’une entité riche de ses nombreuses ressources et capable de les faire servir au bien commun de ses membres, qui sont aujourd’hui au nombre de vingt-sept nations, formant un peuple de plus de cinq cents millions d’habitants. Tous sont les héritiers d’une infinie richesse d’histoires, de traditions, de ressources économiques et culturelles.
Ainsi l’Europe ne peut se présenter elle- même sans avoir conscience de ce qu’elle doit partager pour le plus grand bien de tous. Alors qu’aujourd’hui la guerre fait rage à l’Est de l’Europe et dans bien des parties du monde, alors que la paix civile est menacée et mise à mal dans nos sociétés, les paroles de Robert Schuman retrouvent toute leur actualité. On les avait quelque peu oubliées. Les critères d’adhésion d’un pays à l’Union européenne étaient devenus essentiellement comptables et statistiques. La guerre en Ukraine renverse aujourd’hui les critères d’adhésion. L’adhésion ferme aux principes et valeurs démocratiques redevient prioritaire pour entrer dans l’Union européenne.
4. Les apports de la construction européenne
La construction européenne a permis une paix durable en Europe, et en particulier la réconciliation franco-allemande. Elle a entraîné une accélération de l’évolution démocratique de certains pays rejoignant l’Union européenne (Espagne, Portugal, Grèce sortant de régimes autoritaires). Elle a produit la réalisation de projets importants sur le plan technologique (secteur aérospatial) et sur le plan des coopérations sociales (comme la coopération transfrontalière sur les prises en charge hospitalières), ainsi qu’en matière de projets communs de solidarité internationale. La construction européenne a aussi accompagné une évolution à la hausse de l’espérance de vie grâce à la mise en place, là où ils n’existaient pas, de systèmes de sécurité sociale efficaces. Il y a quelques années, dans une session, de jeunes Européens étaient invités à se livrer à un exercice consistant à visualiser sur une carte de l’Europe les liens d’origine, de famille, de travail, de loisir, d’histoire personnelle qu’ils avaient avec les différents pays d’Europe. Résultat : on a vu émerger une toile dense de relations qui couvraient tout le continent et attestaient une histoire européenne de mobilité, de cultures, de références, de religions et de modes de vie partagés. Le projet des pères fondateurs de l’Union européenne était certes politique et économique, mais il s’appuyait sur un ressort humaniste et spirituel (les pères fondateurs étaient pour la plupart des croyants), celui de construire la paix dans une Europe qui s’était éloignée des valeurs qui constituaient ses racines. La grâce de l’Europe et la raison pour laquelle l’Union européenne mérite que nous continuions à reconnaître en elle une chance pour notre avenir ne tiennent pas simplement à la belle construction politique de 1957. Elles tiennent aussi à tout un passé dans lequel nous pouvons reconnaître nos propres fondements et notre destin.