Aux racines du pèlerinage à Verdelais, la recherche de lieux « saints »

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Le Père Bernard Ardura, O. Praem, Président du Comité Pontifical des Sciences Historiques était invité au pèlerinage de rentrée du 5 septembre à Verdelais. À cette occasion il a donné une conférence sur l’histoire deNotre-Dame de Verdelais.

François Mauriac dont le domaine de Malagar s’étend sur les coteaux couverts de vignes qui surplombent la Garonne, inaugurait par ces mots la préface écrite en 1953 au livre du Père Louis de Rouvray sur l’histoire du sanctuaire de Verdelais : « Verdelais fait partie de ma vie personnelle ; il est le décor permanent de mon enfance et de mon adolescence, au point que je m’étonne naïvement qu’il ait pu devenir l’objet d’un livre destiné au vaste public qui s’intéresse à l’histoire religieuse de la vieille France et de ses pèlerinages »[1].

Aux racines du pèlerinage à Verdelais, la recherche de lieux « saints »

À quelques kilomètres de la muraille d’Aurélien, à Rome, pèlerins et touristes peuvent s’arrêter, à l’intérieur des catacombes de Saint-Sébastien sur la Via Appia, devant un mur sur lequel, dans un site lié à la mémoire des Apôtres Pierre et Paul, des visiteurs des IIIe et IVe siècles ont laissé plusieurs centaines de graphiti, pour invoquer l’intercession des deux Apôtres. Un de ces fidèles déclare être citoyen de Bénévent ; deux autres, peut-être Africains, prient pour une bonne traversée maritime, mais la majeure partie sont de Rome. Ils venaient en visite sur la Via Appia, spécialement le 29 juin, jour de la commémoration commune de Pierre et Paul, prier les deux apôtres. Ce sont les premiers témoignages des pèlerins chrétiens, qui se rendent sur les lieux de sépulture des martyrs.

Le pèlerinage, qui n’est pas une exclusivité chrétienne, se distingue du pèlerinage pratiqué dans les autres religions, notamment à l’époque de l’empereur Constantin, par la constitution d’un réseau de sites bibliques vénérés, liés à tel personnage ou événement de l’Ancien ou du Nouveau Testament, et liés spécialement au Christ. C’est ainsi que naît le concept de « Terre Sainte » dans la culture du peuple chrétien. Les chrétiens avaient déjà une histoire. À partir du IIe siècle, ils ont aussi une géographie[2].

Dans tous les cas, le pèlerin chrétien fait mémoire, rend présent les événements et les personnages de l’Histoire Sainte, ou recueille le témoignage de la foi apostolique, par exemple à Rome ou à Compostelle. Le pèlerin s’insère dans la trame de l’Église en pèlerinage à travers les siècles, c’est-à-dire dans la communion des Saints vécue et expérimentée. Ceci signifie que le fait d’être en pèlerinage reçoit sa connotation particulière du but poursuivi par les pèlerins et du type de lieu saint visité.

Dans sa Lettre sur le pèlerinage aux lieux liés à l’histoire du salut, saint Jean-Paul II écrit : « À première vue, parler d’“espaces” déterminés en relation à Dieu pourrait susciter quelque perplexité. L’espace n’est-il pas, tout autant que le temps, entièrement soumis au pouvoir de Dieu ? En effet, tout est sorti de ses mains et il n’y a pas de lieu où l’on ne puisse rencontrer Dieu. […] Cela n’empêche pas, toutefois, que, de même que le temps peut être scandé par les kairoì, moments spéciaux de grâce, de même, de manière analogue, l’espace peut être marqué par des interventions salvifiques particulières de Dieu. C’est là, du reste, une intuition présente dans toutes les religions, où l’on trouve non seulement des temps mais aussi des espaces sacrés, dans lesquels on peut faire l’expérience de la rencontre avec le divin d’une manière plus intense que celle qui se réalise habituellement dans l’immensité du cosmos »[3]. Et le Pape d’évoquer dans la même Lettre, son pèlerinage à Nazareth en 1965 : « Ô lieu de la terre, lieu de la terre sainte – quel lieu tu es en moi ! C'est pour cela que je ne puis te fouler, je dois m’agenouiller. En m’agenouillant, je confirme que tu fus un lieu de rencontre. Je m’agenouille – ainsi je t’imprime mon sceau. Tu resteras ici avec mon sceau – tu resteras, oui, tu resteras et je t’emporterai avec moi et te transformerai en lieu d’un nouveau témoignage. Je vais en témoin, qui atteste dans les millénaires »[4].

Fondamentalement, la vie chrétienne est un pèlerinage. Les Actes des Apôtres décrivent la vie des disciples du Christ comme « la voie ». Et, de fait, les disciples suivent le Maître dans le pèlerinage de l’Incarnation, que saint Jean synthétise en ces quelques mots : « Je suis sorti du Père et je suis venu dans le monde ; maintenant, je laisse de nouveau le monde et je vais au Père » (Jn 16,28). Mais le but ultime du pèlerinage du Christ n’est pas un temple terrestre. Il est lui-même le temple nouveau du culte nouveau ; c’est ainsi qu’il lance ce défi dans le Temple de Jérusalem : « Détruisez ce temple et, en trois jours, je le reconstruirai » (Jn 2, 19). Le but ultime du pèlerinage du Christ, c’est le Père qui l’a envoyé et auprès duquel il retourne, une fois sa mission accomplie. Le but ultime du chrétien est la Jérusalem céleste[5], dans laquelle il n’y aura plus de temple, « parce que le Seigneur Dieu, le Tout-Puissant, et l’Agneau sont son temple » (Ap. 21-22), mais le christianisme est la religion de l’Incarnation et de la Rédemption accomplie par le Christ dans l’histoire de l’humanité. La résurrection elle-même est un événement qui transcende l’histoire, mais qui est intervenu à l’intérieur de l’histoire et en un lieu précis, le sépulcre creusé dans la roche, à quelques pas du Golgotha.

À la différence de l’islam et de l’indouisme, le christianisme ne considère pas qu’il y ait une ville ou un lieu sacré comme La Mecque ou Bénarès, où les fidèles devraient se rendre en pèlerinage, parce que la communauté des disciples se réunit autour du Christ ressuscité, quand l’évêque ou le prêtre, son coopérateur, célèbre l’eucharistie.

Le développement des pèlerinages et l’influence des croisades

Les circonstances de la fondation du sanctuaire et du pèlerinage de Verdelais en 1112, voici un peu plus de 900 ans, nous invitent à considérer pendant quelques instants l’influence des croisades sur la vie chrétienne et la culture. Le pèlerinage vers Jérusalem et la Terre Sainte est une pratique très ancienne des chrétiens. Le confirme le fameux journal de voyage de la Bienheureuse Égérie, qui donne le récit du pèlerinage fait, de Bordeaux à Jérusalem, la Bible en main, de Pâques 381 à Pâques 384.

De fait, à partir du IIIe siècle à Rome, et surtout à partir du début du IVe siècle avec Constantin et sa mère sainte Hélène, les pèlerinages se développent et s’étendent à l’Espagne et à la France, à l’Italie, à l’Allemagne et à l’Irlande, où les chrétiens viennent vénérer les sépultures ou les reliques des saints mentionnés dans les Évangiles, comme saint Jacques à Compostelle ou Marthe, Marie-Madeleine, Lazare en Provence, ou encore les reliques des saints qui furent à l’origine d’un ample mouvement religieux comme saint Martin de Tours et saint Benoît, saint Nicolas, saint Boniface, saint Colomban, saint Patrick, ou les saints Cyrille et Méthode.

Saint Jean Chrysostome disait déjà au IVe siècle : « Voyez les sépulcres de nos plus illustres apôtres, voyez combien ils surpassent en éclat et vénération les tombeaux des empereurs eux-mêmes ! Autour du marbre qui recouvre les princes de la terre, on ne trouve que solitude, mais ici quelle foule, quel innombrable concours ! Qui a jamais entrepris un si long voyage pour contempler la cour des empereurs ? Combien d’empereurs au contraire ont entrepris une route pénible pour jouir de cet auguste spectacle ! »[6]

Ancienne capitale d’Israël, Jérusalem devint également la Cité Sainte pour les chrétiens qui venaient vénérer les lieux de la passion, de la mort et de la résurrection du Seigneur, tout particulièrement après le pèlerinage de la mère de l’empereur Constantin, sainte Hélène, et la redécouverte de la croix du Christ.

À l’aube du IIe millénaire, le pape Sylvestre II, élu en 999, connu pour ses travaux scientifiques et littéraires, adressa à toute la chrétienté une lettre solennelle dans laquelle il suppliait les croyants d’aider leurs frères d’Orient assaillis par les infidèles ; c’est ainsi que commença le grand mouvement qui poussa, durant plusieurs siècles, les souverains d’Europe à subventionner les institutions chrétiennes du Proche-Orient.

Au lendemain de l’An Mille, les pèlerinages se multiplièrent vers la Terre Sainte, par voie maritime, jusqu’au moment où la conversion des Hongrois au catholicisme ouvrît une voie de terre vers Jérusalem. Une fois parvenus en Syrie, les pèlerins se dirigeaient par petits groupes vers Jérusalem où ils entraient par la porte d’Éfraïm, la tête couverte d’un suaire qu’ils conserveraient leur vie durant pour en être enveloppés au moment de la mort. Ils visitaient Bethléem, où l’empereur Adrien avait en vain tenté d’imposer le culte d’Adonis, et priaient dans la grotte de la Nativité, puis ils se rendaient sur le Mont Carmel, séjour des prophètes Élie et Élisée. Mais tous voulaient surtout baiser la terre sur laquelle Jésus avait marché, cueillir à Jéricho les palmes qui auraient donné à leurs concitoyens le témoignage de ce sublime voyage accompli sur les traces du Sauveur. Déjà vingt-et-un ans avant la Première Croisade, l’évêque de Mayence, Siegfried, guidait, en 1064, un important pèlerinage de sept mille personnes qui furent massacrées par des Bédouins dans le désert de Syrie.

Lors du concile de Clermont, en 1095, Urbain II appela le monde chrétien à délivrer Jérusalem et le tombeau du Christ. Sous la conduite de Godefroy de Bouillon, une foule immense évaluée à 600 000 soldats et religieux se mit en route vers la Terre Sainte. Après deux années de marche et de souffrance, moins de quarante mille d’entre eux parvinrent à Jérusalem. Le récit des premiers succès de Godefroy de Bouillon parvint en France et suscita l’adhésion de nombreux seigneurs et chevaliers, dont notre Géraud de Graves, fondateur du sanctuaire de Verdelais. Nous connaissons les origines de notre sanctuaire grâce au récit mis par écrit, au début de la Guerre de Cent ans, en 1357, par l’ancien prieur du couvent de Verdelais, réfugié à Grandmont dans le Limousin, lieu de fondation de l’Ordre des Grandmontains. Nous savons que les chevaliers aquitains partis de Marseille, débarquèrent à Jaffa et prêtèrent main forte à Godefroy de Bouillon qui prit Jérusalem le 15 juillet 1099 et remporta la victoire d’Ascalon le 12 août suivant. Géraud de Graves, comme tous les pèlerins de Terre Sainte, pouvait faire l’expérience extraordinaire de fouler le sol de Palestine et de mettre leurs pas dans les pas du Christ.

La période des croisades eut une influence considérable non seulement sur le pèlerinage, mais aussi sur la dévotion quotidienne du peuple chrétien, au point d’en imprégner profondément la  culture. En fait, ceux qui revenaient des croisades racontaient, à leur retour au pays, leurs visites à Nazareth, Bethléem et Jérusalem, lieux où ils avaient médité l’annonciation, la visitation à Élisabeth, la nativité, la présentation et le recouvrement de Jésus au temple, et puis, surtout, l’ensemble du mystère pascal, de l’agonie à Gethsémani jusqu’à la Pentecôte. C’est sur ce schéma fragmentaire de la vie terrestre et du ministère de Jésus que se sont ensuite organisés les quinze mystères de notre Rosaire, tous étroitement liés aux trois lieux principaux du pèlerinage en Terre Sainte.

À Jérusalem, les croisés faisaient aussi la découverte d’une communauté religieuse originale et même unique, le chapitre des chanoines réguliers du Saint-Sépulcre, présidé par le patriarche latin de Jérusalem. À partir de la liturgie particulière du Saint-Sépulcre, se sont formées certaines liturgies occidentales, notamment les liturgies de la semaine sainte, de la procession des rameaux partant du mont des Oliviers vers le centre de Jérusalem, jusqu’à la célébration de la résurrection du Christ symbolisée dans la nuit par l’apparition du patriarche de Jérusalem sortant du tombeau du Christ, un cierge allumé à la main, cierge devenu, par la suite, en Occident, notre cierge pascal, racine du déploiement, dans les liturgies germano-franques, de la liturgie pascale du feu nouveau et de la louange du cierge pascal, l’Exultet.

Un sanctuaire lié à l’évangélisation

C’est dans ce contexte marqué par l’expérience de la Terre Sainte, que Géraud de Graves, originaire de la région de Saint-Macaire, à quelques kilomètres de Verdelais, est considéré comme le fondateur du sanctuaire. Parti en croisade à l’appel du pape Urbain II, il livra bataille sur la côte de Palestine, dans la plaine d’Ascalon, quelques jours après la prise de Jérusalem qui avait eu lieu, le 15 juillet 1099. L’armée du sultan étant mise en déroute, Géraud se mit à visiter les sites bibliques de Judée. Sauvé d’un guet-apens alors qu’il se dirigeait vers Bethléem, il se confia à la protection de Marie et promit d’édifier un oratoire en son honneur dans la campagne proche de sa résidence. Sorti indemne du combat, il revint, trois ans plus tard dans sa Guyenne natale. pour exécuter son vœu de construire une chapelle en l’honneur de la Vierge et de se vouer à la prière.

L’aventure de Géraud de Graves n’est pas isolée ; nombreux sont les croisés qui achèvent leur existence terrestre dans un état de vie proche de la vie religieuse, soit de caractère érémitique, soit de caractère cénobitique. Je donnerai seulement deux exemples, le premier en France et le second en Bohême. Saint Gilbert de Neuffontaines, originaire d’Auvergne, suit saint Louis en Palestine ; à son retour, vers 1150, il effectue une conversion radicale qui mobilise toute la famille. Sa femme Pétronille et sa fille Pontia entrent dans le couvent d’Aubeterre, tandis que Gilbert crée le monastère masculin de Neuffontaines sur ses terres, près de Clermont-Ferrand. En Bohême, le bienheureux Hroznata créa l’abbaye prémontrée de Tepla, près de Pilzen, puis se prépara à partir pour la croisade, mais resta bloqué en Italie, les Maures empêchant tout transport maritime. Ne pouvant se rendre en Palestine, Hroznata demanda au pape Célestin III de commuer son vœu : le Pape lui demanda de fonder un monastère pour les sœurs prémontrées de Bohême, ce qu’il fit en créant le monastère de Chotesov, près de Pilzen. Il mourut martyr, non pas en Palestine mais dans son propre pays, pour avoir défendu la liberté de l’Église face au pouvoir des seigneurs locaux.

Mais, revenons à notre Géraud de Graves. Depuis des siècles, l’Évangile a été semé en Aquitaine, mais le paganisme persiste encore dans la vallée de la Garonne. Les évêques de Bordeaux, comme ceux de Toulouse et d’Agen, d’Arles et de Lyon, de Marseille et de Paris, imitent la pratique de Rome et s’emploient à créer des sanctuaires chrétiens sur l’emplacement des anciens temples païens. Dans le même temps, les statues de la Vierge remplacent les statues d’antiques divinités ; elles ont presque toutes la caractéristique d’être noires et il est fréquent qu’à propos de la découverte de nos Vierges noires il soit fait allusion à des animaux comme le bœuf et le bélier.

Bien des temples païens avaient été établis sur des hauts-lieux où Notre-Dame eut ensuite des sanctuaires, comme Le Puy, Rocamadour, Font-Romeu, etc. D’autres sanctuaires prirent la suite des lieux sacrés du paganisme dans les forêts, comme Einsiedeln, Liesse, et Verdelais. Ne perdons pas de vue qu’au XIIe siècle, sous l’influence de l’Université et de l’Église, l’usage exclusif de la langue latine entraîne une profonde séparation entre les gens instruits et le peuple qui retourne parfois aux anciens rites païens par dépit d’une liturgie devenue l’apanage des clercs et vis-à-vis de laquelle il se considère comme un étranger.

Aussi, lorsque Géraud de Graves s’établit dans la forêt du Luc en 1112, il apportait une statue de la Vierge, sculptée, dit-on, par lui en Palestine, d’après le modèle qu’il aurait vu dans la basilique de Bethléem. C’est ainsi que Verdelais devint tout à la fois un lieu avancé de présence chrétienne et ce que l’on appelle aujourd’hui un « pèlerinage de substitution » pour les chrétiens empêchés de se rendre en pèlerinage en Terre Sainte. Il faut s’en souvenir : les nouveaux royaumes francs du Proche-Orient, centres d’art et de commerce, étaient des lieux de rencontre entre culture et négoce, entre richesses des pays arabes et attrait des pays d’origine des croisés. La piété des pèlerins et des croisés, le goût de l’Occident pour les choses de l’Orient, ainsi que le commerce contribuèrent, dans une large mesure, à l’apport des reliques et des œuvres d’art orientales en Europe.

S’est donc formée, au cours des siècles, une géographie chrétienne au sujet de laquelle Olivier Chaline écrit : « Cette géographie chrétienne qui s’est dessinée au fil du temps, est  faite de bien des espaces aux points de repères plus ou moins marqués. Il y a la Terre Sainte et Rome, liées aux Écritures. Il y a aussi la géographie imprévisible des saints et des apparitions avec Assise, Auray, Ars, Lourdes, La Salette… Surgissent, secrètement d’abord, puis publiquement, des points tout à coup désignés par l’Esprit. […] Il y a encore, croisant parfois les précédentes, la géographie religieuse héritée de cultes précédents avec leurs montagnes saintes : Montmartre ou le Mont-Saint-Michel. Dès lors, il faut prendre en compte, avec une éventuelle histoire préchrétienne du lieu de pèlerinage, une attraction qui s’est modifiée sans s’interrompre »[7].

Dans les notes du Père Chare, chapelain mariste de Verdelais, mort en 1858, citées par le Père Louis de Rouvray dans son ouvrage sur Verdelais, la vocation du sanctuaire de Verdelais apparaît clairement, c’est un pèlerinage de substitution et donc un haut-lieu du christianisme dans la région, un relais de l’évangélisation du Bordelais : « Comme la plupart [des habitants de la région] ne pouvaient entreprendre le voyage outre-mer, ils aimaient venir se prosterner aux pieds de la Madone, car l’oratoire de Géraud leur paraissait une nouvelle Bethléem où la Mère de Dieu avait en quelque sorte établi sa demeure afin de répandre sur eux l’abondance de ses bénédictions »[8].

Ce qui advint à Verdelais après la mort de Géraud de Graves illustre parfaitement comment ce sanctuaire et son pèlerinage furent pendant les siècles suivants étroitement liés à l’évangélisation de la région. Une fois terminée la vie terrestre de Géraud, nous devons à Raymond, archevêque de Bordeaux pendant seulement deux ans, de 1158 à 1160, la venue à Verdelais d’une communauté issue d’un Ordre nouveau, les Grandmontains fondés par saint Étienne de Muret dans le Limousin. Depuis peu, le mariage d’Éléonore d’Aquitaine avec le roi d’Angleterre, Henri Plantagenet, avait fait passer l’Aquitaine sous le sceptre d’Angleterre dont les souverains se montrèrent très favorables aux nouveaux moines. La communauté établie dans la forêt du Luc n’avait rien de triomphal : quatre ou cinq moines arrivés, le 15 mai 1160, sous la protection du vicomte de Benauge, Guillaume Amanieu. Bientôt, sous la conduite des Grandmontains, les pèlerins affluent à Verdelais qui devient, sur les berges de la Garonne, un sanctuaire marial très fréquenté depuis Bordeaux grâce aux bateaux qui conduisent les pèlerins au port de la Garonnelle, tout près de l’antique église d’Aubiac. Dans l’esprit des pèlerins, venir dans la forêt du Luc, c’est donc un peu se rendre à Bethléem, rendre visite aux lieux qui ont vu la naissance du Fils de Dieu, c’est se mettre à l’école de la Vierge Marie, l’humble servante du Seigneur, dont la puissante intercession protège les fidèles de son Fils.

Les années passent et avec elles la région connaît les dévastatrices guerres entre la France et l’Angleterre. Entre 1345 et 1355, les Anglais reprennent toutes les villes que les Français avaient conquises le long de la Garonne. Grâce au récit du Père Jean Ithier, prieur du couvent de Verdelais, réfugié en 1357 au couvent de Grandmont, nous savons qu’à cette date, le couvent n’était plus qu’un souvenir. Une fois la région revenue à la France grâce à Duguesclin, il fallut attendre presque un quart de siècle pour voir la restauration du sanctuaire et du pèlerinage grâce à la comtesse Isabelle de Foix qui, le 20 août 1381, épousa Archambaud de Grailly, vicomte de Benauge.

Un sanctuaire et un pèlerinage du peuple chrétien

Comme les sanctuaires sont des lieux privilégiés où la foi chrétienne se coule facilement dans la culture ambiante, il est fréquent de rencontrer dans leur histoire des épisodes qui se situent entre l’histoire et la légende. Mais, attention ! Tout ce qui est légende n’est pas forcément faux ; bien au contraire. La légende est un genre littéraire qui a toujours un ou plusieurs buts précis. Prenons l’exemple d’Isabelle de Foix. Guillaume de La Perrière[9] rapporte dans les Annales de Foix, les circonstances de la restauration du sanctuaire de Verdelais. Isabelle se désolait de ne pas avoir d’enfant après plusieurs années de mariage. Elle fit un vœu promettant de consacrer un de ses enfants à Dieu si elle en concevait quatre et elle s’engagea en outre à construire un sanctuaire en l’honneur de la Vierge Marie. Un jour, vers l’année 1390, elle chevauchait sa mule dans les bois du Luc. Sa monture d’arrêta soudain, le sabot enfoncé dans une large pierre et y laissant clairement son empreinte. La suite de la comtesse souleva la pierre et l’on y trouva la statue de la Vierge que les Grandmontains avaient cachée avant d’abandonner leur monastère en ruines. Aussitôt, Isabelle donna des dispositions pour la réparation du sanctuaire et du couvent, et les Grandmontains revinrent bientôt. Quoiqu’il en soit des faits historiques, la légende du « Pas de la mule » a ce double but : manifester le dessein divin de maintenir un sanctuaire dans le bois du Luc et exalter la comtesse Isabelle de Foix pour son insigne générosité envers le sanctuaire de Verdelais. Par ailleurs, il semble bien que ce fut à cette occasion que l’on remplaça la statue primitive trop abîmée, par une nouvelle sculpture dont les experts nous assurent qu’elle remonte au XIVe siècle ou à la fin du XIIIe, ainsi que l’assurent Émile Mâle, jadis Directeur de l’École française de Rome, Mlle Jalabert, alors conservateur au Palais de Chaillot du Musée des Monuments Français, et Marie Durand-Lefebvre[10]. « Si le buste de la statue est vétuste et rappelle indubitablement un modèle beaucoup plus ancien, il doit refléter vraisemblablement la statue primitive ; quant aux plis du vêtement, l’artiste qui a ouvré la statue, a trouvé son inspiration auprès de la statuaire d’une de nos cathédrales », concluait le Père Louis de Rouvray[11] qui n’hésitait pas à attribuer à un troubadour, comme il y en avait à foison dans les châteaux médiévaux, la création de la légende du « Pas de la mule », exemple éclairant de la rencontre entre la foi chrétienne et la culture du Sud de la France médiévale, pays des troubadours.

Profondément lié à l’histoire de la région, le sanctuaire et le pèlerinage de Verdelais eurent à souffrir des Guerres de Religion. Le 26 juin 1562, les troupes de huguenots arrivèrent devant les remparts de Saint-Macaire, après avoir échoué devant les murs de La Réole. Ils se livrèrent à un massacre et à un pillage en règle, détruisant notamment tous les objets du culte et les tableaux conservés dans les églises de la ville. Par la suite, Saint-Maixant, Langon, Bazas, Pian et Sainte-Croix-du-Mont et toute la Benauge furent saccagés sans pitié. Le sanctuaire du Luc était alors administré, de loin, par le prieur d’un autre couvent Grandmontain ; aussi les habitants du lieu prirent-ils l’initiative de cacher la statue de la Vierge pour la protéger. Aucun texte contemporain des faits ne nous renseigne de façon précise sur cette période. Il faut attendre soixante-quinze ans pour qu’un capucin, le Père Martial de Brive, écrive en 1637 une poésie sur Verdelais[12], attestant la permanence du pèlerinage et l’abondance des grâces reçues dans le sanctuaire. Il en va de même pour le Père Salé, chapelain qui succéda aux Grandmontains, et qui publia à Bordeaux, en 1674, un recueil sur le sanctuaire[13]. Un Célestin, le Père Proust, publia en 1700 et en 1708 le premier Guide des Pèlerins de Notre-Dame de Verdelays[14]. Dans cet écrit, nous trouvons mention du pillage du sanctuaire en 1562 ; les huguenots auraient jeté la statue de la Vierge dans les flammes sans qu’elle en subisse aucun dommage. Par la suite, les paysans du lieu l’auraient cachée dans un tronc d’arbre creux, sans en laisser la moindre trace. Ici encore, la culture de la région devient le véhicule de la ferveur populaire et nous présente sous les traits de « la tradition du pays », la redécouverte de la statue par l’intermédiaire d’un bœuf qui, tous les soirs, venait pousser de forts mugissements devant un chêne où les habitants du voisinage retrouvèrent la statue de Notre-Dame et la portèrent dans la chapelle pillée par les huguenots. Le Père Proust donne la source de ses informations, lorsqu’il écrit : « Nous avons appris par des anciens de plus de quatre-vingts ans qu’ils avaient ouï dire à leurs pères que […] les voisins […] l’emportèrent et la cachèrent dans un tronc d’arbre, au bas d’une fondrière joignant ladite chapelle »[15]. De semblables légendes se racontent en de multiples endroits : un taureau mugissant près d’une fontaine aurait mis à jour la statue de Font-Romeu ; un autre aurait découvert, près d’une source, Notre-Dame de Thudet ; il en aurait été de même pour Notre-Dame de Sarrance et tant d’autres encore. L’intérêt de ces légendes n’est certainement pas d’ordre strictement historique, mais elles attestent la ferveur populaire ainsi que la pérennité du pèlerinage et des grâces obtenues.

Verdelais entre dans la catégorie de ces nombreux pèlerinages régionaux, ruraux ou urbains, qui forment dans l’espace et la vie chrétienne une présence à la fois proche et différente, plus complémentaire de la paroisse que concurrente. Dans l’Europe du XVIIe siècle, qui connaît une nouvelle évangélisation avec la Réforme catholique, les populations rurales ont été largement regagnées à l’Église par la multiplication des pèlerinages proches[16]. C’est ainsi que Verdelais renaît de ses ruines grâce à un grand cardinal-archevêque de Bordeaux, le cardinal François de Sourdis.

Un sanctuaire dans le renouveau du diocèse de Bordeaux : Notre-Dame, Consolatrice des Affligés

Alors que tout annonçait la fin du sanctuaire de Verdelais, né comme pèlerinage de substitution en relation avec la Terre-Sainte, une fois les Grandmontains partis et le couvent mis en vente en 1604, les habitants des environs, notamment de Saint-Macaire et de Sainte-Croix-du-Mont, de Saint-Maixant et d’Aubiac, continuaient à vénérer la Vierge Marie dans sa chapelle en piteux état.

Or, depuis 1599, le diocèse de Bordeaux avait un nouveau pasteur, le cardinal François de Sourdis, nommé à peine âgé de vingt-quatre ans, véritable émule du grand réformateur italien, saint Charles Borromée. Après l’épidémie de peste qui affligea la ville épiscopale entre 1601 et 1605, le cardinal entreprit la restauration des églises, développa l’éducation chrétienne des enfants et généralisa l’enseignement du catéchisme, multiplia les écoles paroissiales, lutta contre les influences du protestantisme, remit en vigueur la discipline ecclésiastique, appela des Ordres religieux dans son diocèse et encouragea sainte Jeanne de Lestonnac, fondatrice des Religieuses de Notre-Dame. Dans ce contexte de renouveau pastoral du diocèse, le cardinal fit, au printemps de l’année 1609, la visite pastorale de l’archiprêtré de Benauge, qui fut une véritable mission, et au cours de laquelle, le 28 mars 1609, il visita le sanctuaire de Verdelais, où l’accueillirent les paroissiens d’Aubiac et leur confrérie de Notre-Dame. Le procès-verbal de la visite pastorale atteste que le cardinal voulait rétablir le culte dans la chapelle de Verdelais. Les habitants d’Aubiac dont l’église paroissiale était périodiquement inaccessibles à cause des inondations de la Garonne, obtinrent qu’une messe fût célébrée pour eux dans la chapelle de Verdelais au moins une fois tous les quinze jours.

Les pèlerins venaient toujours plus nombreux implorer la protection de Notre-Dame et, en particulier, demander la cessation de leurs misères car, depuis une quarantaine d’années, la peste sévissait en France.

Jusqu’en 1623, le nombre de dépositions attestant des grâces obtenues dans le sanctuaire de Verdelais ne cessa d’augmenter, ce qui inspira au cardinal François de Sourdis d’y établir des chapelains. Il choisit les Célestins, fondés en Italie, au XIIIe siècle, par le futur pape saint Célestin V. Nous étions en 1627, Verdelais accueillait six religieux prêtres et un frère oblat. Le cardinal encourageait de nouvelles constructions pour remplacer le couvent en ruines et incitait à la restauration de la chapelle, promettant de payer la moitié des frais engagés.

Avant sa mort, survenue le 8 février 1628, le cardinal de Sourdis avait invité tous ses diocésains à s’affilier à la Confrérie de Notre-Dame et de Saint-Maurice d’Aubiac, enrichie par les papes Urbain VIII, Innocent XI, Innocent XII et Clément XI d’indulgences qui incitaient les fidèles à se rendre au sanctuaire de Verdelais lors des grandes fêtes mariales. C’est à cette époque et sans doute sous influence espagnole, que l’on commença à revêtir la statue de la Vierge de vêtements somptueux qui font double emploi avec ceux qui sont sculptés dans le bois de la statue. Ceux-ci constituent les signes visibles de la ferveur populaire qui se confia à la Vierge de Verdelais notamment lors des épidémies de peste qui ravagèrent la France. Déjà au XVIIe siècle, les murs de la chapelle étaient couverts de centaines d’ex-voto, et, à la veille de la Révolution, on dénombrait quelque 572 messes fondées dans le sanctuaire pour être célébrées, chaque année. La liste est longue des grâces reçues par l’intercession de Notre-Dame, notamment lors des différentes vagues de peste.

La popularité du sanctuaire incita l’archevêque de Bordeaux, Monseigneur de Béthune, à réunir la paroisse d’Aubiac à la chapelle de Verdelais, ce qui fut confirmé par le roi Louis XIV, le 2 mars 1656, qui recommanda la prospérité de la France aux prières qui se faisaient nuit et jour dans la chapelle de Verdelais.

C’est surtout à partir de 1666, que, sous l’influence des Célestins, le sanctuaire et le pèlerinage de Verdelais connurent un nouvel essor très diversifié, du point de vue de la piété populaire et de la culture. Les Célestins transformèrent le chœur du sanctuaire, tel que nous le voyons aujourd’hui avec le grand retable de pierre entourant la statue de la Vierge et tout au sommet, dans le fronton, un tableau représentant Notre-Dame, Consolatrice des affligés. C’est, me semble-t-il, un des témoignages documentaires les plus anciens de ce vocable à Verdelais. Introduite dans les Litanies de la Sainte Vierge, les Litaniae Lauretanae, l’invocation « Consolatrice des affligés » remonte au moins au VIIe siècle. Elle était alors utilisée pour implorer l’assistance de Marie en faveur des chrétiens faits prisonniers et réduits en esclavage par les musulmans sur les côtes de la Méditerranée. L’invocation connut une large diffusion au XVIIe siècle, à partir du pèlerinage à Marie Consolatrice des affligés, inauguré en 1624 par les Jésuites à Luxembourg, dont elle devint la patronne céleste.

À Verdelais, les Célestins installèrent également dans des niches verticales du chœur les deux grandes statues de saint Benoît, patriarche des Bénédictins auxquels les Célestins appartenaient, et de saint Pierre Célestin V, leur fondateur, connu pour avoir démissionné de la charge pontificale à peine six mois après son élection, afin de pouvoir regagner sa solitude. Sur la lancée, les Célestins construisirent la sacristie et, à l’étage, une chapelle dans laquelle les moines célébraient l’office divin. Vers 1670, l’arrivée du Père Proust dans la petite communauté de Verdelais allait encore intensifier l’activité du pèlerinage. Bientôt il fallut plus d’une dizaine de confesseurs pour accueillir les pèlerins, mais ce fut aussi l’époque où le Père Proust s’appliqua tout spécialement à la rédaction du Livre des Miracles, ordonnée par le cardinal de Sourdis. Il en fit imprimer des extraits dans le Guide des pèlerins[17], qui connut une diffusion considérable. Ceci contribua à multiplier les pèlerinages venant de toute la Guyenne et de la ville épiscopale, au point que Verdelais devint rapidement le sanctuaire le plus populaire de toute la région. De fait, on y venait en pèlerinage du Limousin, de l’Angoumois et de la Saintonge, mais aussi des Landes, ce qui représentait pour les pèlerins un voyage lent et peu confortable, malgré les bateaux qui débarquaient les pèlerins au port de la Garonnelle. Bien portants et infirmes venaient demander une grâce ou remercier la Consolatrice des affligés des bienfaits obtenus par son intercession.

Du départ des Célestins à la renaissance du sanctuaire, œuvre du cardinal Donnet

Le XVIIIe siècle est connu pour son aversion envers le clergé en général et les religieux en particulier. Dans une situation économique difficile, des esprits éclairés perçurent que les nombreuses communautés réduites à quelques membres pouvaient représenter une source de revenus, une fois légalement supprimées. Le 31 juillet 1766, on forma la fameuse Commission des réguliers, présidée par Loménie de Brienne[18], archevêque de Toulouse, futur ministre de Louis XVI et apostat durant la Révolution.

En 1778, l’administration des biens du couvent de Verdelais fut confiée à un fonctionnaire civil et le couvent lui-même fut déclaré supprimé, le 30 septembre de la même année. Le 1er janvier 1779, les Célestins se dispersaient, laissant sur place le Père Ricard, pour desservir le sanctuaire. Le 15 mai 1779, le Roi signaient des lettres patentes supprimant purement et simplement le couvent de Verdelais. Les propriétés des Célestins furent vendues aux enchères, le 29 mai suivant, avant d’être revendues, le 11 mai 1788, puis, encore, le 27  janvier et le 19 mars 1792.

Mais c’est le 9 juillet 1794, que le sanctuaire connut ses heures les plus dramatiques. Tandis que les églises de la région étaient transformées en temples de la Raison ou autres, le maire craignit de tolérer à Verdelais une statue de la Vierge. Devant le refus du sacristain Jean Michel et du maçon Étienne Gassies d’enlever la statue de son piédestal, le maire s’enhardit à monter sur une échelle, perd alors connaissance, tombe à terre et, pendant quinze jours, demeure prostré. Revenu à lui, il interdit à quiconque d’entrer dans le sanctuaire sans son autorisation expresse. C’est alors que le sacristain Michel recouvrit la statue de toiles grossières, accompagnant les pèlerins qui lui demandaient de pouvoir entrer dans l’église pour y vénérer Notre-Dame. Ce zélé serviteur de Notre-Dame mourut à soixante-dix ans, en 1824.

Le 10 août 1795, profitant du décret de la Convention du 30 mai précédent, le Père Ricard sortit de sa retraite et se présenta aux autorités locales, se déclarant prêt à assurer le service religieux dans la commune de Verdelais, ce qu’il fit, en bon Célestin, jusqu’à sa mort survenue le 4 janvier 1800, l’année même où, à Bordeaux, le Bienheureux Père Joseph Chaminade rassemblait en Congrégation de piété comme « Serviteurs de Marie », deux professeurs, trois étudiants, quelques employés et ouvriers.

Monseigneur d’Aviau, nommé archevêque de Bordeaux en 1802, trouva Verdelais dans un état lamentable. En 1819, il demanda au Père Chaminade de se rendre à Verdelais pour examiner comment l’on pourrait redonner vie au pèlerinage. Son verdict fut clair : il fallait installer à Verdelais une communauté de prêtres. Durant les trente premières années du XIXe siècle, nombreuses furent les grâces, notamment les guérisons, obtenues à Verdelais, témoins de la ferveur populaire. C’est ainsi que l’abbé Soupre, miraculeusement guéri, fit ériger la statue connue sous le nom de « Vierge de la Noze », à l’endroit où, avant la Révolution, une statue érigée par les Célestins, indiquait le chemin du sanctuaire. Monseigneur d’Aviau mourut en 1826, après avoir racheté le couvent de Verdelais. Son successeur, le cardinal de Cheverus resta sur le siège primatial de Bordeaux moins de dix ans ; aucun des deux archevêques ne parvint à installer à Verdelais une communauté de prêtres. Ce fut l’une des innombrables réalisations du futur cardinal Donnet, arrivé à Bordeaux en 1836. Celui-ci, originaire de Lyon, avait connu dans sa jeunesse le Père Jean Claude Colin, futur fondateur des Pères et des Sœurs Maristes, reconnus par Grégoire XVI, le 19 avril 1836, en concomitance avec l’arrivée de Monseigneur Donnet à Bordeaux. C’est ainsi que les Pères Maristes arrivèrent à Verdelais, en août 1838, pour un premier séjour, arrivée qui fut saluée par Notre-Dame, un mois plus tard, avec la guérison de Jean Sauvage, habitant d’Agen, guéri de paralysie pendant que le Père Chanut, Mariste, célébrait le sacrifice de la messe. En décembre, le Père Chanut acceptait de devenir curé de Verdelais et allait entreprendre avec le cardinal Donnet une œuvre de longue haleine pour relever le sanctuaire et le pèlerinage. Dès le 25 mars 1839, Monseigneur Donnet prescrivait une quête générale dans son diocèse en faveur du sanctuaire de Verdelais qu’il appelait « Cause de ma joie ». Les dons affluèrent, y compris de diocèses voisins, surtout du diocèse d’Agen. Le 17 septembre 1842, on commença les travaux destinés à l’agrandissement du sanctuaire, en présence de Monseigneur Donnet : on prolongea la nef, on construisit une nouvelle voûte plus élevée, une galerie à l’étage pour recevoir les pèlerins, tandis que l’on entreprenait des travaux dans le second cloître des Célestins, pour y loger les Sœurs de la Présentation de Bourg, arrivées le 1er juillet 1843, chargées de faire la classe aux enfants, d’organiser un ouvroir pour les jeunes filles, de visiter les malades et d’héberger des dames pensionnaires.

En 1854, le cardinal Donnet inaugurait le clocher nouvellement construit, et commençait déjà à songer à la construction d’un Calvaire sur la colline du Cussol. Le 2 juillet 1856, le cardinal couronnait la statue de Notre-Dame au nom de Pie IX, qui avait offert des couronnes d’or pour la Vierge et l’Enfant Jésus. Quant au calvaire, il fut inauguré en 1863, avant que l’on entreprenne la construction des nefs latérales de l’église et qu’en 1871 on construise le clocher actuel. Avec les Pères Maristes et sous l’impulsion du cardinal Donnet, la pieuse association des fidèles de Notre-Dame de Verdelais, créée par le cardinal de Sourdis, devenait l’Archiconfrérie de Notre-Dame Consolatrice de Verdelais.

Au soir du couronnement de la Vierge, le cardinal Donnet pouvait dire : « Il y a moins d’un quart de siècle, on pouvait croire que nos pèlerinages étaient abandonnés ; ce qui restait du couvent des Célestins, à Verdelais, tombait en ruines. Les offices se célébraient à Talence, dans une espèce de hangar. Arcachon n’était qu’un désert. […] De beaux jours se sont levés. Les prêtres Maristes sont venus prendre possession de Verdelais ; […] un de nos prêtres les plus dévoués a usé ses forces à l’entière reconstruction de Notre-Dame de Talence, remise depuis peu aux Oblats de l’Immaculée Conception […] et Arcachon, grâce à un apôtre dévoué, sera bientôt doté non seulement d’une basilique aux grandes et sveltes proportions, mais jouit déjà du bienfait d’une nouvelle église due à la générosité de l’un de ses habitants »[19].

Enfin, c’est sous l’épiscopat du cardinal Andrieu, que le pape Pie XI éleva, en 1924, le sanctuaire de Verdelais à la dignité de basilique.

D’une remise en question à un nouvel élan

J’ai connu dans mon enfance et mon adolescence ce que l’on pourrait appeler « les derniers feux » du pèlerinage de Verdelais dont le sommet furent les célébrations du centenaire du couronnement de la Vierge en 1956. Durant les années 60, les pèlerinages paroissiaux ou même de doyennés entiers continuèrent, organisés et guidés par les doyens et les curés fidèles à leur poste depuis de nombreuses années. Peu à peu s’insinua, surtout dans le clergé, l’idée que le culte se réduisait à la célébration de la messe ; adoration et bénédiction du Saint-Sacrement, processions, chemins de Croix, en somme la piété « populaire » ne semblait plus avoir sa place. Les Maristes cessèrent d’inviter l’archevêque pour la fête du 8 septembre et celui-ci vint de plus en plus rarement ; la raréfaction du clergé et l’impréparation des laïcs entraînèrent la diminution et presque la disparition des pèlerinages organisés. En somme, la culture du moment semblait rejeter les formes de la piété populaire et marquer la fin du pèlerinage.

Il fallut attendre 1976 pour que le futur Monseigneur Gérard Defois consacrât une réflexion très pertinente sur le sujet. « Qu’on ne me parle pas de religion “populaire” ou de religion comme déviation de la foi ! Il me semble qu’il y a là des malentendus les plus constants de la pastorale de ces derniers temps. Il n’est pas sûr que la foi savante soit plus chrétienne que la religion populaire. Il ne s’agit pas tant de vérité que de culture »[20].

Dans le même sens, vingt ans plus tard, un jeune universitaire français déjà cité, Olivier Chaline ajoutait : « L’Église ne propose pas un modèle unique de piété et de vie chrétienne. Il ne faut pas non plus être saint pour être membre reconnu de l’Église. Le salut est proposé à tous. Le pèlerinage si lié au XIXe siècle ou encore au début du nôtre aux conversions des intellectuels, est aussi un grand moyen de toucher des pratiquants occasionnels. Ils forment une catégorie de fidèles clairement déshéritée. Hors de l’élite engagée, ils n’ont droit ni aux égards réservés aux convertis ni à la considération due aux incroyants. Ils ne sont que de mauvais élèves, dont le carnet est aussi affligeant en orthodoxie qu’en orthopraxie. D’ailleurs ils finissent par quitter l’école subrepticement, sans qu’on s’en afflige beaucoup. Les responsabilités ne sont pas toutes d’un seul côté »[21].

Un des premiers signes annonciateurs d’un nouveau printemps vint avec la nomination de Monseigneur Eyt comme archevêque-coadjuteur ; il choisit la statue de Notre-Dame de Verdelais pour illustrer l’image-souvenir de son ordination épiscopale et fit de Verdelais son havre de paix, dans lequel il aimait venir prier et travailler. En 1990, devant l’impossibilité pour les Pères Maristes de poursuivre leur ministère à Verdelais, Monseigneur Eyt fit alors appel aux Pères Passionistes, avec mission de donner un nouvel élan au sanctuaire et au pèlerinage.

C’est effectivement sous les épiscopats du cardinal Eyt, puis du cardinal Ricard, que le sanctuaire de Marie, Consolatrice des affligés, a connu un nouvel élan. Le cardinal Ricard y voyait trois raisons : 1. Un lieu de pèlerinage adapté à la mobilité d’aujourd’hui ; 2. Un havre spirituel où s’expérimentent la foi et la confiance ; 3. Un sanctuaire marial où s’éprouvent la compassion et la miséricorde. Et le cardinal d’ajouter : « C’est vraiment une grâce du Seigneur que d’avoir des lieux où on peut momentanément déposer son fardeau, se confier à Celui qui nous dit dans l’Évangile : “Venez à moi, vous tous qui peinez sous le fardeaux et moi je vous soulagerai” […] Dans un sanctuaire marial c’est la Vierge qui est la servante de cette invitation du Seigneur. Elle est cette Mère attentive qui nous accueille et nous conduit à son Fils. Elle peut compatir à nos épreuves parce qu’elle est, elle-même, passée par là. […] On comprend qu’ici, à Verdelais, on ait pu donner à la Vierge Marie le beau nom de Consolatrice des Affligés »[22].

Déjà, au XIXe siècle, le Cardinal Donnet voyait en Marie la parfaite Consolatrice des Affligés parce qu’elle avait expérimenté dans sa chair, dans son cœur, d’être la Mère des Douleurs. Il écrivait dans son mandement à l’occasion du couronnement de la statue de Notre-Dame, le 4 juin 1856 : « Cette Mère des Douleurs est notre guide le plus sûr pour aller à Jésus. Après s’être attaché les cœurs les plus rebelles par un charme irrésistible, elle les mène insensiblement, et de vertu en vertu, jusqu’aux plus grands sacrifices, jusque sur le Calvaire. En la voyant debout aux pieds de son Fils mourant, calme et résignée, comme on apprend la résignation, la patience, le courage ! »[23]

Ainsi, Marie, Consolatrice des Affligés offre non seulement sa compassion, mais elle offre ce qu’elle a vécu en tant que mère en accompagnant son Fils dans sa Passion et sa mort sur la croix.

Et le Cardinal Donnet d’ajouter : « Elle s’élève de toute la hauteur du sacrifice de Jésus, qu’elle partage, et elle mérite d’entendre cette parole qui la fait vraiment mère de tous les hommes : Ecce filius tuus. Allons tous recueillir des lèvres mourantes de notre Maître son testament divin : Ecce mater tua. Vous le pourrez désormais, nos très chers fils ; vous viendrez avec nous vers cette colline sacrée ; vous verrez les trois croix qui s’élèvent pour abriter notre pèlerinage et en compléter les enseignements. Je vous salue d’avance, ô Croix, notre unique espérance ! Signe de paix et de salut, vous brillerez aux regards de ces innombrables voyageurs qui, sur les eaux du fleuve et sur la voie de fer, sont emportés par la vapeur avec la rapidité des vents. Phare protecteur, vous leur indiquerez le Ciel, notre véritable patrie »[24].

Au fil des années, les personnes qui fréquentent les sanctuaires changent de physionomie. Autrefois, c’étaient surtout des personnes particulièrement dévotes ; aujourd’hui ce sont, à côté des fidèles pratiquants, beaucoup de personnes peu pratiquantes, et pour reprendre les termes de Monseigneur Defois, « souvent incohérentes selon nos critères de pasteurs soucieux de mettre la foi dans la vie. […] C’est ainsi que nous les retrouvons aux grands moments de l’existence et aux grands lieux de la foi. Avec l’apparence du touriste qui “vient et voit”, avec l’inquiétude de l’homme débordé ne sachant plus l’essentiel, elles retrouvent ainsi ponctuellement le nœud d’une fidélité et la trame d’une histoire. Elles s’y réfèrent et n’aiment pas être regardées comme un public de “mauvais chrétiens” »[25].

Le sanctuaire et le pèlerinage qui ont inspiré les artistes et attiré les personnes les plus humbles nous montrent que la culture populaire n’est pas une réalité résiduelle ni de moindre qualité, mais qu’elle est aussi créatrice de valeurs profondément humaines, surtout lorsqu’elle est fécondée par la foi.

Aujourd’hui peut-être plus qu’hier, Marie Consolatrice manifeste la proximité de Dieu à tous ceux qui sont les blessés de la vie et répond aux appels de détresse qui montent de personnes et de familles éprouvées par la vie, « apportant sa présence et son assistance maternelles dans les problèmes multiples et complexes qui accompagnent aujourd’hui la vie des personnes, des familles et des nations ; secourant le peuple chrétien dans la lutte incessante entre le bien et le mal afin qu’il ne tombe pas ou, s’il est tombé, qu’il se relève »[26].

C’est dans cette perspective, que je percevais l’initiative du Cardinal Ricard appelant, en 2007, les Pères Marianistes à reprendre le flambeau pour donner un nouvel élan au sanctuaire et au pèlerinage. Après eux, l’animation du sanctuaire est revenue au clergé diocésain et ainsi Notre-Dame de Verdelais, Notre-Dame Consolatrice, continue, sous des formes classiques et nouvelles tout à la fois, d’être un lieu de rencontre largement ouvert, prêt et à répondre aux attentes de nos contemporains qui cherchent des fenêtres d’espérance dans une société sans grâce.

Personne ne saurait dire combien de lettres en français, en anglais, en espagnol, lettres d’enfants ou de parents, sont déposées dans « la boîte aux lettres » de la Vierge, dans laquelle en toute simplicité sont déposées les demandes, les prières, les recommandations à la Consolatrice des affligés. On peut lire dans un ouvrage de 1885 ces quelques vers naïfs :

Le soir, quand tout se tait, quand sous son voile immense
La nuit, aux malheureux brisés par la souffrance,
Apporte le repos, le sommeil et la paix,
(Qu’il est bon de revenir) au fond du sanctuaire
Contempler à genoux l’image séculaire
De la Vierge de Verdelais.
Elle est là sous (nos) yeux, cette image sacrée
Par tant de pèlerins tout à tour vénérée,
Immobile témoin des humaines douleurs !
Que de chrétiens pieux, le front dans la poussière,
Elle a vus devant elle épancher leur prière
Et répandre en secret des pleurs ![27]

Les ex-voto de toutes tailles et de diverses natures, comme dans bien d’autres sanctuaires, témoignent de la reconnaissance des affligés venus remercier leur Consolatrice.

Un grand tableau montre Antoine de la Souche, un cierge à la main, en costume de pénitent, tel qu’il vint remercier Notre-Dame de l’avoir préservé lors du naufrage au retour de la Martinique, le 7 août 1736. Un autre tableau représente le matelot Pierre Brouillet tel qu’il tomba de la hune sur le pont de son voilier en 1752. Madame de Maluin fit peindre un « Aix voto pour guérie son fils de la surdité en 1745 ». Bien d’autres furent donnés par des rescapés de naufrages sur l’océan tout proche. La pratique d’offrir des peintures a cessé, celle des plaques de marbre lui a succédé pour un temps : on ne compte plus les « Merci » gravés, car aux jours de guerre l’on venait prier la Consolatrice des affligés, lui recommander les soldats, les prisonniers, les déportés. Aujourd’hui, à côté de brefs mots de demande de grâces déposés dans un troc, les ex-voto consistent en simples formules écrites sur un registre, dont la lecture donne un aperçu des angoisses et des souffrances pour lesquelles pratiquants et mal-croyants, jeunes et anciens demandent l’assistance maternelle de la Consolatrice des affligés.

Je laisse le mot de conclusion au Père Louis de Rouvray, que j’ai bien connu dans mon adolescence et que j’ai accompagné, depuis le séminaire de Bordeaux, lors de sa dernière maladie : « À Verdelais, depuis quelque huit-cents ans, Notre-Dame ne cesse  d’attirer ainsi  un nombre incalculable de pèlerins ; elle y a consolé mille et mille misères, réconforté les âmes affligées ; souvent même elle a répondu d’une façon extraordinaire à la supplication des pèlerins, en guérissant des aveugles, des sourds et bon nombre d’estropiés, dont les ex-voto et les béquilles pendues aux murs, continuent chaque jour de parler à nos yeux »[28].


[1] L. de Rouvray, Histoire du pèlerinage de Notre-Dame de Verdelais, Paris, 1953, p. 5.
[2] Cf. G. Chantraine, « La géographie du pèlerinage chrétien », in Communio, t. XXII, 4, n° 132 (juillet-août 1997), p. 16-26.
[3] Jean-Paul II, Lettre sur le pèlerinage aux lieux liés à l’histoire du salut, 29 juin 1999, n° 2.
[4] Ibid., n° 4 ; K. WojtylaPoèmes, Paris, éd. Cana et éd. du Cerf, 1979, p. 144
[5] Cf. J. Perrier, « Jérusalem, pour le temps et pour l’éternité », in Communio, t. XXII, 4, n° 132 (juillet-août 1997), p. 40-48.
[6] Cité dans R. Roussel, Les Pèlerinages à travers les siècles, Paris, 1954, p. 23.
[7] O. Chaline, « Topographie spirituelle et ferveur des fidèles, deux lacunes de la réflexion sur les pèlerinages », in Communio, t. XXII, 4 – n° 132 (juillet-août 1997) pp. 30-31.
[8] L. de Rouvray, Histoire du pèlerinage de Notre-Dame de Verdelais, Paris, 1953, p. 25.
[9] Cf. G. de La Perrière, Annales de Foix, Toulouse, 1539, fol. 56.
[10] Cf. M. Durand-Lebvre, Étude sur l’origine des Vierges Noires, Paris, 1937, p. 53.
[11] L. de Rouvray, Histoire du pèlerinage…, op. cit., p. 53.
[12] Cf. Martial de Brive, Le Sacré Tableau de N. D. de Verdelais, Bordeaux, 1637, reproduit dans ses Œuvres Poétiques et Sainctes, Lyon, 1653.
[13] Père Salé, Le Sacré Désert de Verdelais, Bordeaux, 1674.
[14] C. Proust, Guide des Pèlerins de N. D. de Verdelays, Bordeaux, 1700 et 1708.
[15] Ibid.
[16] On lira avec intérêt la remarquable synthèse offerte par Bernard Peyrous sur le sanctuaire et le pèlerinage de Verdelais dans : B. Peyrous, La Réforme catholique à Bordeaux (1600-1719), Bordeaux, 1995, t. II, pp. 950-953.
[17] Cf. C. Proust, Guide des Pèlerins de N. D. de Verdelays…, op. cit.
[18] Cf. P. Chevallier, Loménie de Brienne et l’ordre monastique (1766-1789), Paris, 1959.
[19] L. de Rouvray, Histoire du pèlerinage…, op. cit., p. 252.
[20] G. Defois, « Le pèlerinage, chance pour l’Église », Permanence et renouveau du pèlerinage, Lyon, 1976, p. 189.
[21] O. Chaline, « Topographie spirituelle et ferveur des fidèles,… », art. cit., p. 37.
[22] J.-P. Ricard, Préface, dans Verdelais. Sanctuaire de Marie Consolatrice. Choix de textes sous la direction de Robert Witwicki, Paris, 2012, p. VI-VII.
[23] F. Donnet, Instruction pastorale et mandement à l’occasion du couronnement de la statue de Notre-Dame de Verdelais, 4 juin 1856.
[24] Ibid.
[25] G. Defois, « Le pèlerinage, chance pour l’Église », art. cit., Ibid.
[26] Jean-Paul II, Encyclique « Redemptoris Mater », 25 mars 1987, n° 52.
[27] Cf. Verdelais pittoresque et religieux, Bordeaux, 1885, p. 74, cité dans L. de Rouvray, Histoire du pèlerinage…, op. cit., p. 262.
[28] Ibidem, p. 242.