“ Rencontrer tout homme comme un frère à aimer. ”
La mission ouvrière doit sans cesse vérifier qu’elle vit bien au quotidien cette dynamique de la sortie, de la rencontre, du compagnonnage et de l’invitation. Et c’est dans la mesure où elle vit de ce dynamisme qu’elle peut aider toute notre Église diocésaine à ne pas se replier sur soi et à ouvrir ses horizons.
Chers amis
Jésus est exigeant. Il invite ceux qui le suivent à un choix radical. Il leur demande de le préférer à l’amour filial ou à l’amour parental : « Celui qui aime son père ou sa mère plus que moi n’est pas digne de moi ; celui qui aime son fils ou sa fille plus que moi n’est pas digne de moi ». Comment comprendre cet appel du Seigneur ? L’amour de ses parents n’est-il pas un des commandements de Dieu : « Honore ton père et ta mère, afin que tes jours se prolongent dans le pays que l’Éternel, ton Dieu, te donne » (Ex 20, 12) ? N’est-il pas dans l’ordre des choses d’aimer ses enfants ? Comment comprendre alors cet appel de Jésus ?
En fait, c’est lui qui nous en donne la clef de compréhension quand il ajoute ces paroles : « Celui qui ne prend pas sa croix et ne me suit pas n’est pas digne de moi. Qui a trouvé sa vie la perdra ; qui a perdu sa vie à cause de moi la trouvera ». Jésus invite ceux qui le suivent à une véritable conversion. Il les invite à sortir de la logique d’une vie centrée sur soi pour entrer dans la dynamique d’une vie qui se donne, qui se livre, qui va jusqu’au bout de l’amour. Prendre sa croix, c’est accepter de payer le prix de ce don. En fait, Jésus nous demande moins de choisir entre nos parents et lui, entre nos enfants et lui, qu’entre deux formes d’amour : un amour très égocentré et un amour, comme le sien, décentré, nullement possessif ni captatif.
Regardons Jésus lui-même. On ne peut pas dire qu’il n’aime pas ses parents, ni qu’il n’a pas d’affection pour les siens. Sur la croix, il associera sa mère à sa passion et la confiera à son disciple bien-aimé. Mais quand sa mère et ses frères viennent le chercher pour le ramener avec eux, pour le reprendre et le garder dans le cercle familial, Jésus leur dira en montrant ses disciples : « Qui sont ma mère et mes frères ? Ce sont ceux qui écoutent la parole de Dieu et la mettent en pratique » (cf. lc 8, 19-21). Il y a avec Jésus une nouvelle fraternité qui rend libre par rapport aux intérêts familiaux ou tribaux. Si Jésus donne toute sa place à l’amour et à tous nos liens d’affection, il les libère de tout enfermement.
En effet, l’enfermement nous guette. Les hommes ont spontanément tendance à se protéger, à se garder, à s’enfermer dans des réseaux affectifs ou sociaux de plus en plus étroits. Dans cette perspective, le prochain que j’aime, c’est celui qui est proche de moi, par des liens du sang, par des liens d’affection, d’amitié, d’intérêt, de race, de nationalité, de religion. On s’enferme dans des réseaux sélectifs. Il y a quelques années, un homme politique situé à l’extrême-droite disait : « Je préfère mon frère à mon cousin, mon cousin à mon voisin et mon voisin à un étranger ». Le Christ va justement briser ce que peuvent avoir d’enfermant ces cercles concentriques par lesquels les hommes tentent de se protéger. Il invite à franchir les distances et à rencontrer tout homme comme un frère à aimer. Contrairement à ce que beaucoup pensent spontanément, le prochain selon l’Évangile n’est pas celui qui m’est proche mais celui dont je m’approche, quitte à franchir bien des distances et bien des barrières. Pour illustrer cela, Jésus raconte la parabole du bon samaritain. Personne n’aurait dû être plus étranger que cet homme laissé pour mort sur la route à ce samaritain en voyage : il s’agit de deux étrangers, de deux membres de peuples ennemis, au lourd contentieux racial et religieux, de deux êtres que tout semble éloigner. Le samaritain va pourtant franchir les distances et renverser toutes ces barrières pour s’approcher du blessé, pour le soigner, le prendre sur sa monture, le mener jusqu’à une hôtellerie et assurer sa prise en charge dans la durée. Ce qui a motivé le samaritain, c’est la miséricorde. Luc nous dit : ses entrailles ont frémi, il a été troublé au plus profond de lui-même, à la vue de cet homme laissé pour mort en travers de la route. C’est bien la miséricorde qui est le facteur déclenchant. C’est elle qui met en route, conduit à la rencontre. Nous retrouvons d’ailleurs ce même verbe qui exprime le frémissement des entrailles à propos de Jésus. Lui aussi est bouleversé au plus profond de lui-même à la vue de la douleur de cette pauvre veuve de Naïm qui a perdu son fils unique (Lc 7, 13). Saint Matthieu nous dit également que Jésus frémit au plus profond de lui-même à la vue des foules qui étaient là, harassées et prostrées comme des brebis qui n’ont pas de berger (cf. Mt 9, 36-38). Chaque fois, Jésus s’approche, compatit et vient en aide.
Il nous révèle par là où se trouve a vraie source de la fraternité chrétienne : dans la découverte que nous sommes les enfants d’un même Père. Nous sommes invités par lui à nous accueillir et à nous entraider comme des frères, et tout particulièrement à nous approcher de ceux qui sont le plus dans le besoin ou qui sont le plus loin de nous. En agissant ainsi, nous ressemblons à notre Père, qui est riche en miséricorde, qui, en son Fils Jésus, s’approche de l’homme pour lui offrir son amour. N’oublions pas que Dieu est toujours celui qui fait les premiers pas vers nous, qui va au devant de l’homme pécheur pour lui offrir gratuitement son pardon. Dans le Christ, Dieu est toujours en sortie. Il nous invite à venir à sa suite.
Notre Dieu n’est pas celui de l’enfermement, des bastions, de la crispation égoïste, du repliement sur soi. Il est le Dieu de la rencontre, de la rencontre même la plus improbable. Il est le Dieu de l’accueil de l’autre, de l’hospitalité. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si, après nous avoir appelés dans l’Évangile d’aujourd’hui à le choisir et à le suivre, Jésus nous invite à l’accueillir dans tous ces frères, dans tous ces étrangers qui viennent frapper à notre porte : « Qui vous accueille m’accueille et qui ‘accueille m’accueille Celui qui m’a envoyé ».
Le pape François invite l’Église à sortir, à aller à la rencontre des hommes et des femmes de notre temps. Or, la tentation de tout groupe est de se replier sur soi, de s’enfermer dans son réseau, dans son cercle familier. Les questions d’organisation, d’animation interne, prennent alors une place démesurée. On peut s’enfermer dans sa paroisse, dans son mouvement, dans son service, dans son diocèse. Or l’Église n’existe que pour être envoyée, que pour aller à la rencontre des hommes et des femmes de notre temps, de ceux et celles que le pape François appelle les périphéries, c’est-à-dire de ceux et celles qui n’appartiennent pas à la communauté rassemblée mais qui ne sont pas sans questions, sans attente, ni sans dynamisme intérieur. Un service comme celui de la Mission ouvrière, avec les différentes composantes qui la constituent, doit porter ce souci de la rencontre, de l’accueil, du dialogue et du compagnonnage au quotidien avec tous, sur les lieux de travail, dans les organisations syndicales et politiques, les associations, dans les quartiers et les cités populaires, dans toutes ces situations de précarité, où se jouent la défense d’une certaine dignité de l’homme et le combat pour le respect des droits des travailleurs. La mission ouvrière doit sans cesse vérifier qu’elle vit bien au quotidien cette dynamique de la sortie, de la rencontre, du compagnonnage et de l’invitation. Et c’est dans la mesure où elle vit de ce dynamisme qu’elle peut aider toute notre Église diocésaine à ne pas se replier sur soi et à ouvrir ses horizons.
C’est pour servir cette dynamique de la sortie, du compagnonnage et de la rencontre que j’ai accueilli la disponibilité de Sylvain FLIPO à rejoindre par le travail ceux qui vivent aujourd’hui dans des situations de précarité. On ne s’improvise pas prêtre-ouvrier du jour au lendemain. J’ai donc souhaité qu’il soit accompagné au quotidien par un prêtre ouvrier lui-même, pour découvrir ce monde du travail, pour voir comment trouver un équilibre de vie entre travail salarié et activités apostoliques et pour faire une relecture de ce qui lui serait donné de vivre. Il part donc avec Jean-Louis CATALA, à la Paillade, à Montpellier, pour un temps de formation, avant de nous revenir dans le diocèse. Je remercie Sylvain de sa disponibilité. Je crois que son envoi en mission est pour nous tous ce soir un signe et un appel. Que le Seigneur nous donne un vrai désir de vivre ce compagnonnage avec tous et cette joie d’être les témoins de sa Bonne Nouvelle. Amen.
+ Jean-Pierre cardinal Ricard
Archevêque de Bordeaux