“Il était le plus bordelais des romains”

 Le cardinal TAURAN insistait tant sur l’importance de l’éducation et sur l’apprentissage du dialogue, du respect et de l’estime de l’autre dans la pratique éducative.

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Homélie prononcée par le cardinal Jean-Pierre Ricard, archevêque de Bordeaux, le dimanche 22 juillet 2018, en la cathédrale Saint-André, lors de la messe d'action de grâce pour ministère du cardinal Jean-Louis Tauran.

Mesdames, Messieurs,

Chers amis,

 

Permettez-moi de ne pas faire ce soir un panégyrique du cardinal Jean-Louis TAURAN, mais d’évoquer quelques souvenirs de rencontres que j’ai pu avoir avec lui et ainsi d’expliciter les motifs qui sont les miens d’entrer, en pensant à lui, dans une prière d’action de grâce.

 

J’ai eu l’occasion comme évêque auxiliaire de Grenoble puis comme évêque de Montpellier de rencontrer à Rome Mgr Jean-Louis TAURAN. Mais c’est quand j’ai été nommé archevêque de Bordeaux que nos rencontres ont revêtu alors un caractère plus personnel. Après ma nomination, il m’a dit : « Vous, vous arrivez à Bordeaux, mais moi, je suis bordelais ». On a pu dire de lui que « s’il était le plus romain des bordelais, il était le plus bordelais des romains » ! Certes, il était attaché à Rome, où il a vécu une partie importante de sa vie. C’est à Rome, qu’il a d’ailleurs voulu être enterré. Je me rappelle ses paroles, il y a quelques années, lorsqu’il me confiait : « Les évêques sont enterrés dans la cathédrale de leur diocèse. Ce qui n’est pas le cas des évêques de Curie. Il faut donc que je commence à me préoccuper de ma tombe. Je pense à l’aménager dans mon église cardinalice, (en l’occurrence l’église Saint Apollinaire, près de la place Navone) ». De fait, s’il aimait vivre à Rome, il n’a jamais pourtant oublié Bordeaux, où résidaient sa famille et ses amis, où il avait un appartement. Il y venait régulièrement se reposer, trouvant là un calme et un incognito qui le changeaient de son environnement romain. Avec lui, nous parlions souvent de Bordeaux. Il me demandait des nouvelles de personnes qu’il connaissait et en particulier de prêtres amis.

 

Ordonné prêtre à Bordeaux en 1969, après un temps de ministère paroissial sur la paroisse Sainte-Eulalie, il fut envoyé à Rome pour se former à l’Académie pontificale ecclésiastique, l’École des nonces. Il fait partie de cette tradition de prêtres bordelais diplomates qui s’est poursuivie jusqu’à aujourd’hui. Il s’est mis pleinement au service de l’Église, au service des papes successifs de Jean-Paul II au pape François, en passant par le pape Benoît XVI. Tous ont reconnu ses qualités hors-pair de diplomate et de grand serviteur de l’Église : son intelligence des situations et des personnes, sa culture, son affabilité, sa prudence, sa discrétion, sa fidélité à l’Église et au Saint-Siège. Pendant douze années du pontificat de Jean-Paul II, comme Secrétaire pour les Relations du Saint-Siège avec les États, Mgr TAURAN pilota la diplomatie vaticane face aux secousses de la chute du communisme en Europe de l’Est, aux guerres de Yougoslavie, au génocide rwandais, aux attentats du 11 septembre 2001 et aux deux guerres du Golfe. Attentif à la vie des Églises locales, il fut un infatigable artisan de paix, d’entente entre les peuples, un promoteur des droits de la personne humaine et un défenseur de la liberté religieuse. Parlant avec lui de la situation internationale, j’ai toujours été impressionné par la qualité de son information et la précision de ses analyses.

 

Créé cardinal par le pape Jean-Paul II en 2003, il devait être appelé par son successeur, le pape Benoît XVI, à la tête du Conseil pontifical pour le Dialogue interreligieux, qui venait d’être rétabli. Un discours du pape à Ratisbonne en 2006 sur Religion et violence avait provoqué alors une grande émotion dans le monde musulman. Et donc, en 2007, le pape Benoît XVI faisait appel au cardinal TAURAN pour renouer les liens du dialogue interreligieux, tout particulièrement les relations de l’Église catholique avec les différentes instances musulmanes. Le Conseil pontifical pour le dialogue interreligieux allait ainsi bénéficier de la grande expérience internationale du cardinal et en particulier de son approche du monde arabe. En effet, dès son séjour au Liban comme auditeur de nonciature de 1979 à 1986, il avait manifesté un intérêt pour le Moyen-Orient, ses populations et ses familles religieuses et il continuait à en suivre de près les évolutions.

 

Il fut un artisan résolu du dialogue interreligieux, à une époque où celui-ci devenait plus difficile. Les événements du 11 septembre 2001, à New York, et le développement du terrorisme de groupes politiques se revendiquant de l’Islam allaient amener, ces dernières années, dans certains secteurs de l’opinion des pays occidentaux, des réactions très négatives vis-à-vis du dialogue interreligieux. Ceux qui le pratiquaient n’étaient-ils pas des naïfs ou des traitres ? Le cardinal TAURAN n’a pas été épargné par ces critiques ou ces jugements partisans. Il soulignait avec un certain humour qu’il avait été très surpris de se voir traité d’ « hérétique », lui qui avait toujours été un parfait défenseur de l’orthodoxie catholique.

 

Le cardinal Jean-Louis TAURAN n’était ni un rêveur, ni un naïf. Il savait jauger les difficultés rencontrées, le poids des mentalités et des conditionnements sociologiques. La situation dramatique des chrétiens d’Orient était pour lui un véritable chemin de croix. Mais il restait malgré tout un artisan résolu du dialogue interreligieux. Il le restait pour des raisons rationnelles et pour des raisons religieuses. Pour des raisons rationnelles d’abord. Il aimait affirmer : « Si vous ne pratiquez pas le dialogue, vous aurez la guerre », « C’est : le dialogue ou la guerre ». Si on n’apprend pas à se connaître, à s’écouter, à se rencontrer, à surmonter ses a priori et ses contentieux, on aura la défiance, la peur de l’autre, l’enfermement de chacun dans sa forteresse et l’appel à la croisade. Les chocs de civilisation et les guerres religieuses peuvent alors à tout moment renaître. C’est pour cela que le cardinal TAURAN insistait tant sur l’importance de l’éducation et sur l’apprentissage du dialogue, du respect et de l’estime de l’autre dans la pratique éducative.

 

Mais ce sont aussi des raisons religieuses qui sous-tendaient les convictions du cardinal TAURAN. Ayant eu l’occasion de le rencontrer plus d’une fois, de vivre avec lui de grands moments, comme celui du conclave de 2013, où il avait annoncé depuis la loggia de la basilique Saint-Pierre l’élection du pape François, j’ai été frappé par sa vie intérieure. Il avait une foi profonde. Le prêtre a toujours été présent dans le diplomate. Il était habité par cette conviction que saint Paul exprime aux chrétiens d’Éphèse : en mourant sur la croix et en ressuscitant, le Christ manifeste la victoire de l’amour sur la haine, sur le mal et le péché : « En sa personne, il a tué la haine » (Eph. 2, 16). Même si la réalité semble aujourd’hui contredire cette affirmation de la foi, c’est pourtant bien, avec le Christ, la victoire de l’amour qui a les clefs de la vie éternelle. C’est l’amour qui gagnera. C’est sur l’amour que nous serons jugés. Ce sont ces convictions fortes qui habitaient l’esprit et le cœur du cardinal. Ce sont elles qui le faisaient s’engager chaque jour résolument sur cette route du dialogue malgré les difficultés du chemin et les désillusions rencontrées. Il savait que celui qui pratique le dialogue participe déjà à cet avenir ouvert par le Christ.

 

Oui, toute sa vie, le cardinal TAURAN a voulu suivre le Christ. A un moment de son existence, les ennuis de santé et la maladie sont devenus pour lui une réalité quotidienne. Il restait discret sur son état. On voyait pourtant à certains jours qu’il souffrait et que les nuits avaient été terribles à passer. A quelqu’un qui lui demandait ces derniers temps comment il allait, il répondait avec humour : « Le dernier étage va bien ! ». Le corps était atteint mais l’esprit demeurait vif. Jusqu’au bout il a voulu servir, vivant son épreuve de santé comme une mystérieuse participation à la passion du Christ.

 

La vie du cardinal Jean-Louis TAURAN est une belle invitation au service, au don de soi et au dialogue. Remercions Dieu pour ce témoignage. Recevons-le comme un appel. Amen.

 

+ Jean-Pierre cardinal RICARD

Archevêque de Bordeaux

Crédit photo : catholicnews / Mazur CC BY-NC-SA

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