Quelle Europe voulons-nous ?
L’aventure européenne ne pourra se poursuivre que si elle se donne un projet humaniste fort et mobilisateur.
Ce 26 mai 2019 vont avoir lieu les élections européennes. Elles seront un test de l’attachement des citoyens des pays de l’Union européenne à l’Europe.
Reconnaissons-le : l’Europe ne fait plus rêver. Au lendemain de deux guerres mondiales qui avaient ensanglanté le continent européen, les Pères fondateurs de la construction européenne (Robert SCHUMAN, Alcide de GASPERI, Konrad ADENAUER, Jean MONNET) avaient pensé que la collaboration entre pays européens, qui avaient été en guerre et qui voulaient ouvrir une histoire de réconciliation, serait un témoignage fort porté aux yeux du monde entier. Pour eux, l’Europe ne pouvait se réduire à des règles à observer ou à un recueil de protocoles ou de procédures à suivre. Elle était une vie, une manière de concevoir l’homme à partir de sa dignité transcendante et inaliénable. Ces Pères fondateurs ont vécu la construction européenne comme une aventure exaltante. Les papes successifs, de Paul VI au pape François, ont parlé de la « mission de l’Europe », de ce que l’Europe pouvait apporter au monde à partir de son histoire, de sa culture et des valeurs qu’elle souhaitait défendre.
Or, la construction européenne apparaît aujourd’hui à beaucoup comme une grande machinerie bureaucratique, dont on souligne la froideur, la lourdeur et les contraintes administratives. On en perçoit d’ailleurs plus souvent les entraves que les avantages. Avouons que certains hommes politiques ont mis plus d’une fois sous le compte de « Bruxelles » et de l’Europe des décisions ou des choix qui étaient pourtant directement nationaux. L’Europe est apparue comme l’espace d’un grand marché commun. Ce sont surtout l’économie et les finances qui ont mené la construction européenne, au détriment d’une aventure humaine, sociale, culturelle et spirituelle de l’Europe. Le député européen Alain LAMASSOURE, qui est venu récemment à Bordeaux, affirmait : « L’union européenne est une cathédrale européenne en devenir, qui s’occupe d’économie, de questions monétaires. Elle laisse la culture et l’éducation aux États et à la société civile ». Or ceci n’est pas sans conséquences graves pour la promotion d’un projet européen : « On ne tombe pas amoureux d’un grand marché » faisait remarquer justement, en 1989, Jacques DELORS, alors président de la Commission européenne. Le refus de prendre en compte les racines culturelles de l’Europe, en particulier les racines chrétiennes, a contribué à affaiblir la soif de promouvoir un idéal européen, de donner une « âme » à l’Europe. Quel idéal européen peut-on proposer aujourd’hui aux jeunes générations ? Surtout à une époque de forte mondialisation, où seule une Europe unie et consciente de sa propre identité saura garder sa liberté, devant les stratégies commerciales et politiques de grandes puissances comme la Chine ou les Etats-Unis.
Le pape François invite les européens à relever le défi d’être porteurs d’un idéal européen. Le 25 novembre 2014, devant le Parlement européen, il affirmait : « Le moment est venu d’abandonner l’idée d’une Europe effrayée et repliée sur elle-même, pour susciter et promouvoir l’Europe protagoniste, porteuse de science, d’art, de musique, de valeurs humaines et aussi de foi. L’Europe qui contemple le ciel et poursuit des idéaux ; l’Europe qui regarde, défend et protège l’homme ; l’Europe qui chemine sur la terre sûre et solide, précieux point de référence pour toute l’humanité ».
L’aventure européenne ne pourra se poursuivre que si elle se donne un projet humaniste fort et mobilisateur. Dans leurs différentes interventions, les papes successifs ont suggéré ce que pouvait être un idéal européen. En fait, ce qui permet de donner une « âme » à l’Europe, ce sont toutes ces valeurs qui contribuent à servir l’homme. En 2007, le pape Benoît XVI écrivait : « Ces valeurs, qui constituent l’âme du continent, doivent demeurer dans l’Europe du troisième millénaire comme un « ferment » de civilisation. Si elles devaient disparaître, comment le « vieux » continent pourrait-il continuer de jouer le rôle de « levain » pour le monde entier ? ». Il est donc important de promouvoir :
1) Une Europe où le respect de la dignité de la personne humaine, le respect de sa vie, de sa conscience et de sa liberté (les libertés publiques, dont la liberté religieuse) sont des valeurs fondamentales.
2) Une Europe qui promeut le sens de la justice et de la solidarité entre les êtres. Il nous faut mettre en place une Europe sociale qui permet aux familles de vivre, qui offre un travail au plus grand nombre. Je pense à ce que disait Robert SCHUMAN : « L’Europe ne se fera pas d’un coup, ni dans une construction d’ensemble : elle se fera par des réalisations concrètes, créant d’abord une solidarité de fait » (Déclaration du 9 mai 1950, Quai d’Orsay). On a besoin, aujourd’hui plus que jamais, de cette solidarité de fait, et ceci sur une grande échelle.
3) Une Europe qui se mobilise pour la sauvegarde de notre Maison Commune et pour la transition écologique. La perspective de la promotion d’une écologie globale (à la fois environnementale et humaine) peut vraiment être mobilisatrice.
4) Une Europe qui n’oublie pas qu’elle s’est bâtie par l’intégration d’éléments très différents qui ont appris à vivre ensemble, une Europe qui a fait l’expérience de l’édification des murs et qui préfère aujourd’hui bâtir des ponts. N’oublions pas que « l’identité européenne est, et a toujours été, une identité dynamique et multiculturelle » (Pape François : Discours pour la remise du prix Charlemagne le 6 mai 2016). Une Europe qui traite la question migratoire avec les valeurs de référence qui sont les siennes.
5) Une Europe des droits de l’homme et d’une fraternité universelle, au moment où la peur fait de nouveau fermer les frontières et se protéger de l’étranger. Une Europe du dialogue et de la rencontre des cultures et des religions.
6) Une Europe de la démocratie, attachée aux pratiques démocratiques. Une Europe qui veille à la subsidiarité mettant en œuvre la responsabilité de chacun au niveau de décision qui est le sien. Une Europe, qui est une communauté de personnes et de peuples, riche de sa diversité et préservée de l’uniformité.
Ce projet est devant nous. Il est encore à vouloir et à mettre en œuvre. Les Églises chrétiennes européennes ont souhaité participer à cette aventure commune. Puissent les élections européennes être l’occasion de nous questionner sur l’Europe que nous voulons !
+ Jean-Pierre cardinal Ricard
Archevêque de Bordeaux