Amoris Lætitia : une pédagogie de l'amour
Si nous abordons cette exhortation avec la seule préoccupation de savoir si l’accès à l’eucharistie sera possible aux personnes divorcées remariées, non seulement nous serons déçus, car le pape François ne répond pas par oui ou par non à notre question, mais nous passerons à côté de la richesse de réflexion sur « l’amour dans la famille » que nous offre cette exhortation.
Dans cette exhortation post-synodale sur « La Joie de l’Amour », le pape reprend très personnellement l’apport de la réflexion des deux synodes romains de 2014 et de 2015. Il cite d’ailleurs abondamment leurs rapports finaux. Mais il fait également référence à l’enseignement du Concile Vatican II (Constitution Gaudium et spes), à celui de ses prédécesseurs, tout particulièrement Paul VI, Saint Jean-Paul II et Benoît XVI et à ses catéchèses sur la famille du mercredi. Il suffit de parcourir la table des matières pour se rendre compte que cette exhortation est difficilement résumable. Nous avons là un enseignement très complet sur l’amour, le couple, le mariage et la famille. L’exhortation aborde des questions aussi diverses que le couple et sa formation, la croissance de l’amour, l’ouverture à la vie, l’éducation des enfants, la place des personnes âgées et des différentes générations dans la famille, la préparation au mariage, les situations complexes et les « situations irrégulières ». Le pape François se rend compte que certains risquent d’être découragés devant le nombre de pages de l’exhortation. De façon très pratique, il leur conseille d’aller directement aux passages qui les concerne : « Vu la richesse apportée au parcours synodal par les deux années de réflexion, cette exhortation aborde, de différentes manières, des thèmes nombreux et variés. C’est pourquoi, je ne recommande pas une lecture générale hâtive. Elle sera plus bénéfique, tant pour les familles que pour les agents de pastorale familiale, s’ils approfondissent avec patience, morceau par morceau, où s’ils cherchent en elle ce dont ils peuvent avoir besoin dans chaque circonstance concrète » (A.L, n° 7).
Une double préoccupation traverse toute cette exhortation : déployer la beauté de l’expérience chrétienne du mariage et de la famille et accompagner les familles dans l’extrême variété de leurs situations.
DÉPLOYER LA BEAUTÉ DE L’EXPÉRIENCE CHRÉTIENNE DU MARIAGE ET DE LA FAMILLE
Le pape François ne veut pas livrer un enseignement théorique et abstrait sur le mariage et la famille. Il ne se contente pas de brosser un idéal. Il veut garder « les pieds sur terre » (A.L, n° 6). Il met donc en relation textes de l’Écriture, enseignement de l’Église et situations très concrètes des familles aujourd’hui. Il offre en fait une sagesse pratique sur les mille et une facettes de la vie des couples et des familles. Ses conseils sont judicieux, parlants, éclairants. Ils invitent à réfléchir, à se convertir à l’esprit de l’Évangile, à entrer plus avant dans l’expérience chrétienne du sacrement de mariage, à faire le point sur le chemin parcouru et sur celui qui reste à parcourir. Ils sont souvent très ajustés. On sent que le pape François s’est voulu proche de l’expérience concrète des familles aujourd’hui. On voit pointer derrière le pasteur le conseiller conjugal et l’éducateur. Il développe une véritable pédagogie de l’amour. Laissons-nous inspirer par ces conseils et par ces méditations. Lisons tranquillement le chapitre 4 et sa magnifique méditation sur l’hymne à l’amour de la première épître de Saint Paul aux Corinthiens.
ACCOMPAGNER LES FAMILLES
Le pape François invite l’Église à accompagner toutes les familles sur ce chemin d’humanisation et de sanctification qu’elles doivent parcourir. Son appel s’adresse, bien sûr, aux évêques, aux prêtres et aux diacres, aux animateurs de pastorale familiale, mais aussi à toutes les communautés chrétiennes. Toutes les familles sont invitées à être acteurs dans cette grande pastorale au service des familles. Chacun doit soutenir l’autre dans sa marche et l’aider à avancer. Le pape demande d’avoir à cœur de proposer, et tout particulièrement aux jeunes, l’expérience chrétienne du mariage, comme parcours dynamique de développement et d’épanouissement et d’accompagner les personnes dans cette aventure. Il invite à repenser l’accueil des couples et la préparation au mariage, l’accompagnement des couples après quelques années de mariage, et la question du soutien des couples qui traversent une crise.
L’exhortation aborde la question délicate des « situations irrégulières ». Trois mots clefs guident la réflexion : accompagner, discerner et intégrer. Nous sommes souvent devant des situations de grande fragilité familiale. Il faut accompagner les personnes. Elles doivent sentir qu’elles ne sont ni abandonnées, ni jugées, ni condamnées, mais aimées et aidées.
ACCOMPAGNER, DISCERNER ET INTÉGRER
En bon jésuite, le pape François insiste sur l’importance du discernement et sur l’aide au discernement que l’on peut s’apporter. Cet acte de discerner implique que l’on mette en relation ce que nous vivons aujourd’hui avec la Parole du Christ, pour chercher quelle est la volonté de Dieu, quel est le pas en avant que le Seigneur nous demande de faire aujourd’hui. Même si certains se trouvent loin de vivre une fidélité à ce que propose le Seigneur, ils peuvent faire un pas dans cette direction : « Rappelons-nous qu’ ‘un petit pas, au milieu de grandes limites humaines, peut être plus apprécié de Dieu que la vie extérieurement correcte de celui qui passe ses jours sans avoir à affronter d’importantes difficultés’ » (A.L, n° 305). Il y a une gradualité non dans la loi mais dans l’accompagnement pastoral des personnes.
Il faut aider aussi toutes les familles à se sentir accueillies et pleinement intégrées au sein des communautés chrétiennes, y compris celles qui sont en situation irrégulière (comme les personnes divorcées remariées) et qui pourraient avoir l’impression d’être rejetées. Le pape souligne que les situations sont diverses, souvent complexes, et qu’elles peuvent être vécues subjectivement de différentes manières. Il dit : « Le degré de responsabilité n’est pas le même dans tous les cas et il peut exister des facteurs qui limitent la capacité de décision » (A.L, n°79). Il revient donc aux pasteurs d’aider ces familles à vivre l’appel du Christ, à discerner comment elles peuvent vivre la conversion évangélique. C’est dans le cadre de cet accompagnement et de ce discernement que peut se poser la question d’une pleine intégration ecclésiale, y compris dans le domaine sacramentel. Ceci est dit explicitement dans deux notes de l’exhortation, les notes 336 et 351 qui font référence à ce que le pape avait déjà suggéré dans sa précédente exhortation La Joie de l’Évangile, aux n° 44 et 47. Au n° 300, le pape François propose un certain nombre de points de repère pour baliser ce processus d’intégration ecclésiale. Sur ce point le pape refuse un changement de discipline qui ferait l’économie d’un vrai travail de vérité sur ce qui a été vécu et de conversion évangélique. C’est dans l’accueil des personnes, leur accompagnement et le discernement de ce dont elles sont porteuses que cette question de l’accès aux sacrements peut être posée.
Cet accompagnement des familles prend une tonalité particulière dans cette année jubilaire de la miséricorde. C’est la miséricorde qui est au cœur de cet engagement pastoral. C’est elle qui donne visage au Bon Pasteur qu’est le Christ, ce Bon Pasteur, qui prend soin de son troupeau et qui part à la recherche de la brebis perdue. Quelle joie quand il la retrouve ! Loin des lamentations moralisantes qui peuvent parfois être faites sur la famille aujourd’hui, cette exhortation est pleine d’espérance. Elle rayonne la joie, la joie de l’Évangile au sein de nos vies familiales.
+ Jean-Pierre cadinal Ricard
Archevêque de Bordeaux
Évêque de Bazas