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« Dilexit Nos », l’encyclique du pape François sur l’amour humain et divin du cœur de Jésus-Christ

Publié le 27 octobre 2024

«Il nous a aimés » (Dilexit Nos), la quatrième encyclique de François a été publiée le 24 octobre 2024. Dans ce texte, le pape François aborde le thème de la fraternité chrétienne et de l’amitié sociale, appelant à construire un monde plus juste, fraternel et solidaire.

  1. « Il nous a aimés » dit saint Paul, en parlant du Christ (Rm 8, 37), nous faisant découvrir que rien « ne pourra nous séparer » (Rm 8, 39) de son amour. Il l’affirme avec certitude car le Christ l’a dit lui-même à ses disciples : « Je vous ai aimés » (Jn 15, 9.12). Il a dit aussi : « Je vous appelle amis » (Jn 15, 15). Son cœur ouvert nous précède et nous attend inconditionnellement, sans exiger de préalable pour nous aimer et nous offrir son amitié : « Il nous a aimés le premier » (1 Jn 4, 19). Grâce à Jésus, « nous avons reconnu l’amour que Dieu a pour nous et nous y avons cru » (1 Jn 4, 16).

    I. L’IMPORTANCE DU CŒUR
  2. On utilise souvent le symbole du cœur pour parler de l’amour de Jésus-Christ. Certains se demandent si cela a encore un sens aujourd’hui. Or, lorsque nous sommes tentés de naviguer en surface, de vivre à la hâte sans savoir pourquoi, de nous transformer en consommateurs insatiables, asservis aux rouages d’un marché qui ne s’intéresse pas au sens de l’existence, nous devons redécouvrir l’importance du cœur [1].

Quelle compréhension avons-nous du “cœur” ?

  1. Dans le grec classique profane, le terme kardia désigne le tréfonds des êtres humains, des animaux et des plantes. Il indique chez Homère, non seulement le centre corporel, mais aussi le centre émotionnel et spirituel de l’homme. Dans l’ Iliade, la pensée et le sentiment relèvent du cœur et sont très proches l’un de l’autre. [2] Le cœur apparaît comme le centre du désir et le lieu où se prennent les décisions importantes de la personne. [3] Le cœur acquiert chez Platon une fonction de “synthèse” du rationnel et des tendances de chacun, les passions et les requêtes des facultés supérieures se transmettant à travers les veines et confluant vers le cœur. [4] C’est ainsi que nous voyons depuis l’antiquité l’importance de considérer l’être humain non pas comme une somme de diverses facultés, mais comme un ensemble âme-corps avec un centre unificateur qui donne à tout ce que vit la personne un sens et une orientation.
  2. La Bible affirme que « vivante, en effet, est la parole de Dieu, efficace […] elle peut juger les sentiments et les pensées du cœur » (He 4, 12). Elle nous parle ainsi d’un centre, le cœur, qui se trouve derrière toute apparence, même derrière les pensées superficielles qui nous trompent. Les disciples d’Emmaüs, dans leur marche mystérieuse avec le Christ ressuscité, ont vécu un moment d’angoisse, de confusion, de désespoir, de désillusion. Mais au-delà et malgré tout, quelque chose se passait au fond d’eux : « Notre cœur n’était-il pas tout brûlant au-dedans de nous, quand il nous parlait en chemin ? » (Lc 24, 32).
  3. En même temps, le cœur est le lieu de la sincérité où l’on ne peut ni tromper ni dissimuler. Il renvoie généralement aux véritables intentions d’une personne, ce qu’elle pense, croit et veut vraiment, les “secrets” qu’elle ne dit à personne et, en fin de compte, sa vérité nue. Il s’agit de ce qui est authentique, réel, vraiment “à soi”, ce qui n’est ni apparence ni mensonge. C’est pourquoi Dalila déclarait à Samson qui ne lui révélait pas le secret de sa force : « Comment peux-tu dire que tu m’aimes, alors que ton cœur n’est pas avec moi ? » (Jg 16, 15). Ce n’est que lorsqu’il lui confia son secret, si caché, qu’elle « comprit qu’il lui avait ouvert tout son cœur » (Jg 16, 18).
  4. Cette vérité propre à toute personne est souvent cachée sous beaucoup de feuilles mortes, au point qu’il est difficile de se connaître soi-même et plus difficile encore de connaître l’autre : « Le cœur est rusé plus que tout, et pervers, qui peut le pénétrer ? » (Jr 17, 9). Nous comprenons ainsi pourquoi le livre des Proverbes nous interpelle : « Plus que sur toute chose, veille sur ton cœur, c’est de lui que jaillit la vie. Écarte loin de toi la bouche perverse » (4, 23-24). L’apparence, la dissimulation et la supercherie abîment et pervertissent le cœur. Nombreuses sont nos tentatives pour montrer ou exprimer ce que nous ne sommes pas ; or, tout se joue dans le cœur. On y est soi-même, quel que soit ce que l’on montre extérieurement et ce que l’on cache. C’est la base de tout projet solide pour la vie, car rien de valable ne se construit sans le cœur. L’apparence et le mensonge n’offrent que du vide.
  5. En guise de métaphore, je voudrais rappeler une chose que j’ai déjà racontée à d’autres occasions : « Pour le carnaval, quand nous étions enfants, notre grand-mère nous faisait des biscuits, et elle faisait une pâte très fine. Ensuite, elle la mettait dans l’huile et cette pâte gonflait, gonflait et, quand nous la mangions, elle était vide. En dialecte, ces biscuits s’appelaient des “mensonges”. Et la grand-mère nous en expliquait la raison : “Ces biscuits sont comme les mensonges : ils semblent grands, mais ils n’y a rien dedans, il n’y a là aucune vérité, il n’y a aucune substance” ». [5]
  6. Au lieu de rechercher des satisfactions superficielles et de jouer un rôle devant les autres, il vaut mieux laisser surgir les questions décisives : qui suis-je vraiment, qu’est-ce que je cherche ? Quel sens je veux donner à ma vie, à mes choix ou à mes actions ? Pourquoi et dans quel but suis-je dans ce monde ? Comment est-ce que je veux donner de la valeur à mon existence lorsqu’elle s’achèvera ? Quel sens je veux donner à tout ce que je vis ? Qui est-ce que je veux être devant les autres ? Qui suis-je devant Dieu ? Ces questions me ramènent à mon cœur.

Revenir au cœur

  1. Dans ce monde liquide, il est nécessaire de parler à nouveau du cœur, d’indiquer le lieu où toute personne, quelle que soit sa catégorie et sa condition, fait sa synthèse ; là où l’être concret trouve la source et la racine de toutes ses autres forces, convictions, passions et choix. Mais nous évoluons dans des sociétés de consommateurs en série vivant au jour le jour, dominés par les rythmes et les bruits de la technologie, et qui n’ont pas une grande patience pour accomplir les processus que l’intériorité requiert. Dans la société actuelle, l’être humain « risque de perdre le centre, le centre de lui-même ». [6] « L’homme contemporain est souvent perturbé, divisé, presque privé d’un principe intérieur qui crée l’unité et l’harmonie de son être et de son agir. Malheureusement, des modèles de comportement assez répandus amplifient sa dimension rationnelle et technologique, ou à l’inverse sa dimension instinctive ». [7] Le cœur fait défaut.
  2. Certes, le problème d’une la société liquide est d’actualité, mais la dévalorisation du centre intime de l’homme – du cœur – vient de très loin : on la trouve déjà dans le rationalisme grec et préchrétien, dans l’idéalisme postchrétien et dans le matérialisme sous ses diverses formes. Le cœur a peu de place dans l’anthropologie et il est une notion étrangère pour la grande pensée philosophique. D’autres concepts tels que la raison, la volonté ou la liberté lui ont été privilégiés. Sa signification est vague et on ne lui a pas donné de place spécifique dans la vie humaine. Peut-être parce qu’il n’était pas facile de le placer parmi les idées “claires et distinctes” ou en raison de la difficulté à se connaître soi-même : il semblerait que la réalité la plus intime soit aussi la plus lointaine de la connaissance. Souvent la rencontre de l’autre n’est pas un moyen de se trouver soi-même, puisque notre mentalité est dominée par un individualisme malsain. Beaucoup se sont sentis en sécurité dans le domaine plus contrôlable de l’intelligence et de la volonté afin de construire leurs systèmes de pensée. Ils ne trouvaient pas, en effet, de place pour le cœur lui-même, distinct des forces et des passions humaines considérées isolément les unes des autres. L’idée d’un centre personnel, où la seule chose qui puisse tout unifier est en fin de compte l’amour, n’était pas non plus largement développée.
  3. Si le cœur est dévalorisé, alors parler avec le cœur, agir avec le cœur, mûrir et prendre soin du cœur est également dévalorisé. Lorsque la spécificité du cœur n’est pas prise en compte, sont perdues les réponses que l’intelligence à elle seule ne peut donner, perdue la rencontre avec les autres, perdue la poésie. Et nous passons à côté de l’histoire et de nos histoires, car la véritable aventure personnelle est celle qui se construit à partir du cœur. À la fin de la vie, c’est tout ce qui comptera.
  4. Il faut affirmer que nous avons un cœur, que notre cœur coexiste avec les autres cœurs qui l’aident à être un “tu”. Comme nous ne pouvons pas développer longuement ce thème, nous citerons un personnage de roman, Stavroguine de Dostoïevski. [8] Romano Guardini le décrit comme une incarnation même du mal, car sa principale caractéristique est d’être sans cœur : « Stavroguine n’a pas de cœur, son esprit est donc quelque peu froid et impitoyable, et son corps est empoisonné par l’inertie et la sensualité bestiale. Il ne peut donc pas atteindre les autres hommes, et aucun d’entre eux ne peut vraiment l’atteindre, car c’est le cœur qui crée les possibilités de rencontre. C’est par le cœur que je suis aux côtés de l’autre et que l’autre est proche de moi. Seul le cœur peut accueillir et donner un asile. L’intimité est l’acte, la sphère du cœur. Stavroguin, cependant, est une personne distante, […] il est très loin, y compris de lui-même, car la partie la plus intime de l’homme se trouve dans le cœur et non dans l’esprit. L’intériorité qui réside dans l’esprit n’est pas le propre de l’homme. Mais quand le cœur n’est pas vivant, l’homme n’est pas en lui-même, mais à côté de lui-même ». [9]
  5. Il faut que toutes les actions soient placées sous le “contrôle politique” du cœur, que l’agressivité et les désirs obsessionnels se calment dans le bien le plus grand que leur offre le cœur et dans sa force contre les maux ; il faut que l’intelligence et la volonté se mettent également à son service, en sentant et goûtant les vérités plutôt qu’en voulant les dominer comme certaines sciences ont tendance à le faire ; il faut que la volonté désire le bien le plus grand que le cœur connaît, et que l’imagination et les sentiments se laissent modérer par le battement du cœur.
  6. En définitive, on pourrait dire que je suis mon cœur, car c’est lui qui me distingue, me façonne dans mon identité spirituelle et me met en communion avec les autres. Les algorithmes à l’œuvre dans le monde numérique montrent que nos pensées, et ce que décide notre volonté, sont beaucoup plus “standards” que nous ne le pensions. Elles sont facilement prévisibles et manipulables. Il n’en va pas de même pour le cœur.
  7. Le mot “cœur” est important pour la philosophie et la théologie qui cherchent à réaliser une synthèse. En effet, le mot “cœur” ne peut être épuisé par la biologie, la psychologie, l’anthropologie ou toute autre science. Il fait partie de ces mots originels « qui désignent les réalités de l’homme qui lui reviennent dans la mesure où il est précisément un être complet (en tant que personne corporelle et spirituelle) ». [10] Ainsi, le biologiste n’est pas plus réaliste que les autres lorsqu’il parle du cœur, car il n’en voit qu’une partie ; or le tout n’est pas moins réel, il l’est même davantage. Un langage abstrait ne pourrait pas non plus avoir la même signification concrète et intégrante en même temps. Si le “cœur” nous conduit au plus profond de notre personne, il nous permet aussi de nous reconnaître dans notre globalité et pas seulement dans un aspect isolé.
  8. D’autre part, cette force unique du cœur nous aide à comprendre pourquoi il est dit que, lorsqu’une réalité est saisie avec le cœur il est possible de mieux la connaître, et plus complètement. Cela nous conduit inévitablement à l’amour dont le cœur est capable, car « le fond de la réalité c’est l’amour ». [11] Pour Heidegger, selon l’interprétation qu’en fait un penseur contemporain, la philosophie ne commence pas par un concept pur ou une certitude, mais par une émotion : « La pensée doit être saisie avant ou pendant qu’elle travaille avec les concepts. Sans l’émotion, la pensée ne peut pas commencer. La première image de la pensée, c’est la chair de poule. C’est l’émotion qui fait réfléchir et questionner : “La philosophie se fait toujours dans un état d’âme fondamental” ( Stimmung) ». [12] C’est là qu’apparaît le cœur qui « abrite les états d’âme, fonctionne comme un “gardien de l’état de l’âme”. Le “cœur” entend de manière non métaphorique “la voix silencieuse” de l’être, se laissant modérer et déterminer par elle ». [13]

Le cœur qui assemble les fragments

  1. En même temps, le cœur rend possible tout lien authentique, car une relation qui n’est pas construite par le cœur ne peut pas surmonter le morcellement de l’individualisme. Deux monades qui se croiseraient pourraient seulement se maintenir, mais elles ne s’uniraient pas vraiment. L’anti-cœur est une société de plus en plus dominée par le narcissisme et l’autoréférence. Nous arrivons finalement à la “perte du désir”, parce que l’autre disparaît de l’horizon et nous nous enfermons dans notre égoïsme, incapables de relations saines. [14] En conséquence, nous devenons incapables d’accueillir Dieu. Comme le dirait Heidegger, pour recevoir le divin, nous devons bâtir une « maison d’hôtes ». [15]
  2. Nous voyons ainsi que, dans le cœur de chaque personne, il existe ce lien paradoxal entre la valorisation de soi et l’ouverture à l’autre, entre la rencontre très personnelle avec soi-même et le don de soi à l’autre. Je ne deviens moi-même que lorsque j’acquiers la capacité de reconnaître l’autre, et que je rencontre l’autre qui peut reconnaître et accepter mon identité.
  3. Le cœur est également capable d’unifier et d’harmoniser l’histoire personnelle, qui semble fragmentée en mille morceaux mais où tout peut avoir un sens. C’est ce que l’Évangile exprime avec Marie qui regardait avec le cœur. Elle savait dialoguer avec les expériences conservées en y réfléchissant dans son cœur, en leur donnant du temps, les méditant et les conservant intérieurement pour se souvenir. Dans l’Évangile, la meilleure expression de ce que pense le cœur est représentée par les deux passages de saint Luc qui nous disent que Marie « gardait (syneterei) toutes ces choses, les méditant (symballousa) dans son cœur » (cf. Lc 2, 19 ; cf. 2, 51). Le verbe symballein (d’où le terme “symbole”) signifie méditer, unir deux choses dans son esprit, et aussi s’examiner soi-même, réfléchir, dialoguer avec soi-même. En Lc 2, 51 dieterei signifie “conserver avec soin”, et ce qu’elle conservait n’était pas seulement “la scène” qu’elle voyait, mais aussi ce qu’elle ne comprenait pas encore, mais qui était présent et vivant dans l’attente de tout rassembler dans son cœur.
  4. À l’ère de l’intelligence artificielle, nous ne pouvons pas oublier que la poésie et l’amour sont nécessaires pour sauver l’homme. Ce qu’aucun algorithme ne pourra jamais prendre en compte, c’est, par exemple, ce temps de l’enfance dont nous nous souvenons avec tendresse et qui continue à se produire aux quatre coins de la planète, même si les années passent. Je pense à l’utilisation de la fourchette pour sceller les bords de ces panzerotti faits maison avec nos mères ou nos grands-mères. C’est ce moment d’apprentissage culinaire, à mi-chemin entre le jeu et l’âge adulte, où l’on prend la responsabilité de travailler pour aider l’autre. Comme la fourchette, je pourrais citer des milliers de petits détails qui se trouvent dans la biographie de chacun : provoquer un sourire avec une plaisanterie, faire un dessin au contrejour d’une fenêtre, jouer son premier match de football avec un ballon en chiffon, conserver des vers dans une boîte à chaussures, faire sécher une fleur entre les pages d’un livre, s’occuper d’un oiseau tombé du nid, faire un vœu en cueillant une marguerite. Tous ces petits détails – ce qui est ordinaire-extraordinaire – ne pourront jamais faire partie des algorithmes. Parce que la fourchette, les plaisanteries, la fenêtre, le ballon, la boîte à chaussures, le livre, l’oiseau, la fleur… reposent sur la tendresse que l’on conserve dans les souvenirs du cœur.
  5. Le noyau de tout être humain, son centre le plus intime, n’est pas le noyau de l’âme mais de toute la personne dans son identité unique qui est à la fois âme et corps. Tout s’unifie dans le cœur qui peut être le siège de l’amour avec la totalité de ses composantes spirituelles, émotionnelles et même physiques. En définitive, si l’amour y règne, la personne réalise son identité de manière pleine et lumineuse, car tout être humain a été créé avant tout pour l’amour, il est fait dans ses fibres les plus profondes pour aimer et être aimé.
  6. C’est pourquoi, en voyant comment les nouvelles guerres se succèdent avec la complicité, la tolérance ou l’indifférence d’autres pays, ou de simples luttes de pouvoir autour d’intérêts partisans, nous sommes en droit de penser que la société mondiale est en train de perdre son cœur. Il suffit de regarder et d’écouter les femmes âgées – de différentes parties en conflit – qui sont prisonnières de ces affrontements dévastateurs. Il est déchirant de les voir pleurer leurs petits-enfants assassinés ou de les entendre souhaiter leur propre mort parce qu’elles ont perdu la maison dans laquelle elles ont toujours vécu. Elles, qui ont été souvent des modèles de force et d’endurance au cours de vies difficiles et sacrifiées, parviennent aujourd’hui à la dernière étape de leur existence et ne reçoivent pas la paix méritée, mais de l’angoisse, de la peur et de l’indignation. Rejeter la responsabilité sur les autres ne résout pas ce drame honteux. Voir des grands-mères pleurer sans que cela nous soit intolérable est le signe d’un monde sans cœur.
  7. Lorsqu’une personne réfléchit, cherche, médite sur son être et son identité ou bien analyse des questions supérieures ; lorsqu’elle réfléchit au sens de sa vie et même lorsqu’elle recherche Dieu, si elle éprouve la joie d’avoir entrevu quelque chose de la vérité, cela trouve son point culminant dans l’amour. En aimant, la personne sent qu’elle sait pourquoi et dans quel but elle vit. Tout converge ainsi vers un état de connexion et d’harmonie. C’est pourquoi, face à son mystère personnel, la question la plus décisive que chacun peut se poser est peut-être la suivante : ai-je un cœur ?

Le feu

  1. Cela a des conséquences pour la spiritualité. Par exemple, la théologie des Exercices Spirituels de saint Ignace de Loyola a pour principe l’affectus. La dimension discursive repose sur une volonté fondamentale (avec toute la force du cœur) qui donne force et ressources à la tâche de réorganisation de la vie. Les règles et compositions de lieu qu’Ignace met en place fonctionnent sur la base d’un “fondement” différent, l’inconnu du cœur. Michel de Certeau montre comment les “motions” dont parle saint Ignace sont les irruptions d’une volonté de Dieu et d’une volonté du cœur qui reste différente de la réalité présente. Quelque chose d’inattendu commence à parler dans le cœur de la personne, quelque chose qui naît de l’inconnaissable, enlève la surface de ce qui est connu et s’y oppose. C’est l’origine d’un nouvel “ordonnancement de la vie” à partir du cœur. Il ne s’agit pas de discours rationnels qu’il faudrait mettre en pratique en les faisant passer dans la vie, de sorte que l’affectivité et la pratique seraient les simples conséquences – en dépendance – d’un savoir assuré. [16]
  2. Là où le philosophe arrête sa réflexion, le cœur croyant aime, adore, demande pardon et s’offre pour servir à l’endroit que le Seigneur lui donne de choisir pour le suivre. Il réalise alors qu’il est le “tu” de Dieu et qu’il peut être un “je” parce que Dieu est un “tu” pour lui. Le fait est que seul le Seigneur nous offre de nous traiter comme un “tu”, toujours et à jamais. Accepter son amitié est une affaire de cœur et nous constitue en tant que personnes au sens plein du terme.
  3. Saint Bonaventure disait qu’en fin de compte, on doit demander « non pas la lumière mais le feu ». [17] Et il enseignait que « la foi est dans l’intellect de manière à provoquer le sentiment. Ainsi, le fait de savoir que le Christ est mort pour nous ne reste pas une connaissance mais devient nécessairement sentiment, amour ». [18] Dans cette ligne, saint John Henry Newman a pris pour devise la phrase « Cor ad cor loquitur », parce qu’au-delà de toute dialectique, le Seigneur nous sauve en parlant à nos cœurs à partir de son Sacré-Cœur. Cette même logique faisait que pour lui, grand penseur, le lieu de la rencontre la plus profonde, avec lui-même et avec le Seigneur, n’était pas la lecture ou la réflexion, mais le dialogue priant, cœur à cœur avec le Christ vivant et présent. C’est pourquoi Newman a trouvé dans l’Eucharistie le Cœur de Jésus-Christ vivant, capable de libérer, de donner un sens à chaque instant et de répandre en l’homme une paix véritable: « Ô très Sacré, très aimant Cœur de Jésus, tu es caché dans la Sainte Eucharistie et tu bats toujours pour nous. […] Je t’adore donc avec amour et crainte, avec une affection fervente et une volonté soumise et résolue. Ô mon Dieu, quand tu condescends à me permettre de te recevoir, de te manger et de te boire, et à faire de moi pour un moment ta demeure, oh ! fais battre mon cœur à l’unisson du tien. Purifie-le de tout ce qui est terrestre, fier et sensuel, de tout ce qui est dur et cruel, de toute atonie, de tout désordre, de toute perversité. Remplis-le de ta présence, afin que ni les événements de la journée, ni les circonstances du temps présent n’aient le pouvoir de le troubler ; mais que, dans ton amour et dans ta crainte, il puisse trouver la paix ». [19]
  4. Devant le Cœur de Jésus vivant et présent, notre esprit comprend, éclairé par l’Esprit, les paroles de Jésus. Notre volonté se met donc en mouvement pour les mettre en pratique. Mais cela pourrait rester une forme de moralisme autosuffisant. Sentir et goûter le Seigneur, et l’honorer, est une affaire de cœur. Seul le cœur est capable de mettre les autres facultés et passions, et toute notre personne, dans une attitude de révérence et d’obéissance amoureuse au Seigneur.

Le monde peut changer à partir du cœur

  1. Ce n’est qu’à partir du cœur que nos communautés parviendront à unir leurs intelligences et leurs volontés, et à les pacifier pour que l’Esprit nous guide en tant que réseau de frères ; car la pacification est aussi une tâche du cœur. Le Cœur du Christ est extase, il est sortie, il est don, il est rencontre. En Lui, nous devenons capables de relations saines et heureuses les uns avec les autres et de construire le Royaume de l’amour et de la justice dans ce monde. Notre cœur uni à celui du Christ est capable de ce miracle social.
  2. Prendre le cœur au sérieux a des conséquences sociales. Comme l’enseigne le Concile Vatican II, « nous avons tous assurément à changer notre cœur et à ouvrir les yeux sur le monde, comme sur les tâches que nous pouvons entreprendre tous ensemble pour le progrès du genre humain ». [20] Car « les déséquilibres qui travaillent le monde moderne sont liés à un déséquilibre plus fondamental qui prend racine dans le cœur même de l’homme ». [21] Face aux drames du monde, le Concile nous invite à revenir au cœur, expliquant que l’être humain, « par son intériorité, dépasse l’univers des choses : c’est à ces profondeurs qu’il revient lorsqu’il fait retour en lui-même où l’attend ce Dieu qui scrute les cœurs (cf. 1 S 16, 7 ; Jr 17, 10) et où il décide personnellement de son propre sort sous le regard de Dieu ». [22]
  3. Cela ne signifie pas qu’il faille trop compter sur soi-même. Prenons garde : rendons-nous compte que notre cœur n’est pas autosuffisant, qu’il est fragile et blessé. Il a une dignité ontologique mais, en même temps, il doit chercher une vie plus digne. [23] Le Concile Vatican II déclare également : « Quant au ferment évangélique, c’est lui qui a suscité et suscite dans le cœur humain une exigence incoercible de dignité », [24] mais pour vivre selon cette dignité, il ne suffit pas de connaître l’Évangile ni de faire mécaniquement ce qu’il nous commande. Nous avons besoin de l’aide de l’amour divin. Allons vers le Cœur du Christ, le centre de son être qui est une fournaise ardente d’amour divin et humain et qui est la plus grande plénitude que l’homme puisse atteindre. C’est là, dans ce Cœur, que nous nous reconnaissons finalement nous-mêmes et que nous apprenons à aimer.
  4. En définitive, le Sacré-Cœur est le principe unificateur de la réalité, car « le Christ est le cœur du monde ; sa Pâque de mort et de résurrection est le centre de l’histoire qui, grâce à Lui, est histoire de salut ». [25] Toutes les créatures « avancent, avec nous et par nous, jusqu’au terme commun qui est Dieu, dans une plénitude transcendante où le Christ ressuscité embrasse et illumine tout ». [26] Devant le Cœur du Christ, je demande au Seigneur d’avoir à nouveau compassion pour cette terre blessée qu’Il a voulu habiter comme l’un de nous. Qu’Il répande les trésors de sa lumière et de son amour, afin que notre monde, qui survit au milieu des guerres, des déséquilibres socioéconomiques, du consumérisme et de l’utilisation antihumaine de la technologie, puisse retrouver ce qui est le plus important et le plus nécessaire : le cœur.

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